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Ainsi les têtes, modelées d’ailleurs avec une vérité singulière, ont peut-être un caractère un peu trop anecdotique. Et je n’ai pas besoin d’expliquer le sens que j’attribue à cette expression : chacun comprend, en effet, qu’en parlant du caractère anecdotique des têtes, je fais allusion à l’ordonnance des traits, qui semble empruntée plutôt à la réalité directement copiée qu’à la réalité librement interprétée, librement transformée par la pensée ; or, dans les arts du dessin, et en particulier dans la statuaire, qui s’éloigne davantage des conditions du monde visible, qui n’a d’autre but que l’expression de la forme abstraite, le caractère anecdotique ne saurait être accepté. Je n’ignore pas que la doctrine contraire a été plus d’une fois très habilement soutenue ; je n’ignore pas que les ennemis, très excusables d’ailleurs, des lignes consacrées par la tradition ont soutenu la nécessité de donner à toutes les têtes une physionomie individuelle, et qu’ils ont vu dans l’étude attentive, dans la transcription littérale du modèle vivant, le moyen le plus sûr d’échapper à la monotonie de la tradition. J’accepte volontiers ce qu’il y a de vrai dans cette doctrine, mais je ne consens pas à l’accepter sans réserve. Je comprends très bien le danger de la tradition séparée de l’étude assidue de la nature, mais je comprends comme une vérité également évidente le danger de l’étude exclusive de la nature. Cette dernière étude en effet, sans laquelle il n’y a pas d’art sérieux, d’art solide, qui forme à proprement parler le fondement de toutes les œuvres qui s’adressent aux yeux, ne suffit pas cependant à l’intelligence, à l’expression de la beauté. L’étude du modèle vivant, poursuivie avec la persévérance la plus assidue, aidée de la plus exquise pénétration, ne forme pas, à beaucoup près, toutes les ressources de la statuaire. Le sculpteur ne méconnaît jamais impunément l’importance de la tradition ; il ne ferme jamais impunément l’oreille aux conseils du passé. Prendre le modèle vivant comme l’unique enseignement, interroger la nature comme le seul conseiller capable de nous éclairer, c’est répudier de gaieté de cœur le profit qui nous est attribué par l’histoire dans les épreuves tentées, dans les épreuves accomplies par nos aïeux. Ce n’est pas, comme on le croit généralement, ramener l’art à ses vrais devoirs et limiter avec modestie le champ de son ambition : c’est, au contraire, penser, vouloir et agir avec l’orgueil le plus absolu ; c’est placer dans ses forces une confiance téméraire ; c’est considérer le passé comme non avenu, et recommencer l’œuvre des siècles, comme si on espérait trouver en soi-même l’énergie et la persévérance de toutes les générations qui nous ont précédés. À Dieu ne plaise que j’attribue à Jean Goujon la pensée présomptueuse que je viens d’expliquer ! Quoique nous ignorions, en effet, sous quel maître il a étudié, nous savons du moins, et d’une façon certaine, à quelle école il s’est formé, et ses œuvres sont là pour attester que la nature n’était pas le seul conseiller qu’il écoutât. À cet égard, toute