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Oui, dit-il doucement. Je sais qu’on ne peut pas lui demander compte ; mais il y a des fois où il est dur de se soumettre !… Et c’est donc vrai qu’on ne sait pas comment la chose est arrivée ?

— On ne sait rien, dit la jeune fille.

Jacques regarda quelque temps le cadavre en silence.

— On dit toujours du bien de ceux qui sont partis pour l’éternité, reprit-il enfin ; mais, quand celui-ci était vivant, on en parlait déjà comme d’un mort. Où est l’homme qui serait capable, dans tout le Marais, de lui reprocher une mauvaise action ou seulement un mauvais mot ? Sa présence riait à tout le monde, et, quand il vous avait dit bonjour en passant, on se croyait plus riche.

Ça n’a pas empêché le malheur de venir, objecta sourdement la Loubette.

— Qui aurait pu penser que le vieux Jacques le mettrait en terre ? reprit le berger revenant toujours à son étonnement douloureux ; qui l’aurait dit, quand il courait avec mes moutons dans la pâture, quand je lui faisais des sifflets de frêne, quand il me lisait l’histoire de la grande guerre au coin d’un fossé ?

Le vieillard s’arrêta. Cette énumération de souvenirs avait fait grandir son émotion ; deux petites larmes, les dernières, à ce qu’il semblait, d’une source depuis long-temps tarie, glissèrent lentement le long de ses joues. La Loubette parut très troublée.

— Taisez-vous, vieux Jacques, dit-elle très bas et sans regarder le grand berger, vos paroles sont comme un couteau qui entre dans le cœur. Pourquoi rendre la peine plus lourde en rappelant la joie ?

— Ce que vous dites, c’est la raison, ma fille, reprit le paysan déjà remis ; aussi voilà qui est fini, je ne parlerai plus ; seulement vous laisserez bien le grand berger voir une dernière fois le fils de la maison ?

Il avait fait un mouvement pour franchir le seuil de l’appentis ; la Loubette parut hésiter, et ne se rangea qu’avec une visible répugnance.

— Faites vite, Jacques, dit-elle, ou tout le monde viendra troubler la tranquillité des morts.

Le grand berger entra en se signant. Dans ce moment, la flandrine, qui était derrière lui et à laquelle on n’avait point pris garde jusqu’alors, voulut le suivre malgré Loubette.

— Laissez, dit le vieillard en se retournant vers la jeune fille, la Bien-Gagnée a droit de voir son ancien maître.

Et s’adressant à la brebis :

— Comment n’as-tu pas senti le malheur venir sur nous ? dit-il avec un ton de tristesse et de reproche ; le bon Dieu t’aurait-il retiré ton instinct ; ou bien as-tu oublié Guillaume ?

La flandrine redressa la tête à ce nom, et regarda le berger avec