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— Comment avez-vous pu la dresser ainsi à vous obéir ? demandai-je tout surpris.

Le grand berger remua la tête d’un air pensif.

— Les ouailles ne demandent qu’à être averties, dit-il : il y a en elles quelque chose du bon Dieu ; mais nous le leur ôtons en voulant les conduire à notre caprice. On oublie toujours, voyez-vous, que le troupeau n’a pas été fait pour le berger, et que c’est le berger qui doit se faire au troupeau.

— Ainsi, pour apprivoiser la flandrine, vous avez surtout étudié son instinct ?

— Et cet instinct lui fait voir des choses que les chrétiens ne voient pas, reprit Jacques avec une sorte de ferveur ; elle a le don, comme tous les animaux qui se rappellent le paradis terrestre. Aussi, n’ayez souci que la flandrine soit gaie quand il doit arriver un malheur à la cabane ; elle sent venir le mauvais sort.

— Alors il n’y a rien à craindre pour aujourd’hui, dit Fait-Tout en riant, car la bête a bon appétit, et monsieur peut aller chez les Blaisot. Seulement, comme il faut que je le quitte ici, vous lui donnerez bien le petit berger pour le conduire ?

Jacques appela l’enfant, qui prit la place de Bérard et conduisit le char-à-bancs devant la porte de la cabane. Un paysan, que je jugeai être Jérôme, accourut au bruit. En apercevant un inconnu avec le petit berger, il s’arrêta court, tira vivement, son chapeau et se mit à appeler Loubette. Je sautai à terre et je voulus entrer en explication ; mais il ne m’écoutait pas et continuait à crier toujours plus fort, jusqu’à ce que la jeune fille parût sur le seuil. Au premier coup d’œil, je ne fus frappé que de sa laideur. Elle avait la haute taille et la corpulence boursouflée ordinaire aux habitans du Marais. Ses traits, engorgés par la lymphe, ressemblaient à ceux d’une statue ébauchée dans le tuffeau. Il fallait un long examen pour distinguer, au fond de l’œil à demi voilé par d’épaisses paupières, une étincelle d’énergie et d’intelligence, comme une étoile pointant dans le brouillard. Ma vue parut la surprendre plutôt que l’effrayer, et elle m’invita à entrer. Alors même que Fait-Tout ne m’eût point averti, j’aurais aisément deviné que la fille était le vrai chef de la famille. Je lui dis donc de quelle part je venais, expliquant en peu de mots le but de ma visite. Quand je nommai Guillaume, le vieux cabanier laissa échapper une exclamation, mais Loubette lui imposa silence du regard.

— Ainsi c’était de monsieur la lettre qu’on a apportée avant-hier ? dit-elle.

— Vous l’avez revue ? demandai-je.

— Faites excuse, reprit Loubette un peu embarrassée, l’homme de la poste l’a remportée.