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Il m’indiquait une friche où j’aperçus un vieillard et un enfant gardant un troupeau de moutons.

— Vous voyez bien le vieux ? continua Fait-Tout ; c’est un parent de Bastiot.

Je demandai ce que c’était que Bastiot.

— Comment ! vous n’avez pas entendu parler du grand piqueur de Montsireigne ? reprit Nivôse, le plus habile à faire le bois qui ait jamais été vu dans le Bas-Poitou ? C’est lui qui reconnaissait la piste de l’animal en passant par les foulées ventre à terre, et qui, sous les vrais rois, payait ses impôts avec des têtes de loups. Malheureusement, pendant l’une et indivisible, on ne chassait plus que les hommes, si bien qu’il est quasi mort de faim. Le vieux Jacques a été élevé par lui, et c’est le plus fin berger de tout le Marais.

Nous étions arrivés à la friche, et je pus alors examiner le vieillard. Il était debout, les épaules couvertes d’une peau de mouton et les deux mains appuyées sur un bâton recourbé. Son regard avait l’expression vague que donne l’habitude de la solitude et des grands espaces ; sur ses traits ridés se reflétait un calme intérieure qui leur donnait une sorte d’épanouissement. Devant lui broutait une brebis tellement gigantesque, qu’on eût pu la prendre pour une de ces petites vache noires, perdues dans les landes de la Bretagne.

— C’est une flandrine, me dit Fait-Tout : on ne peut en avoir plus de quatre ou cinq dans une cabane, à cause de la dépense ; mais chacune fournit autant de lait que trois chèvres et plus de laine que trois moutons. C’est la brebis du vieux Jacques, vu que le grand berger a toujours de droit la première bête du troupeau.

Le vieillard, qui avait entendu la fin de l’explication, sourit.

— Oui, c’est la Bien-Gagnée, dit-il, et elle ressemble au roi de France, elle ne peut jamais mourir, car, si on la perd, la plus belle la remplace.

— Celle-ci est bien la même que j’ai vue à mon dernier tour, fit observer Bérard.

Le vieux berger abaissa sur la brebis un regard d’affectueuse sollicitude.

— Si Dieu le veut, j’espère bien que tu la retrouveras encore à ton prochain voyage, reprit-il ; je tiens à la flandrine, vu qu’elle ne ressemble point aux autres brebiailles ; celle-ci sait écouter et comprendre.

Depuis que Jacques parlait, la Bien-Gagnée avait, en effet, relevé la tête, et penchait l’oreille comme si elle eût écouté.

— Veille ! veille ! dit à demi-voix le vieillard.

À l’instant même, la flandrine bondit de côté, s’élança vers des moutons qui broutaient au penchant du canal, au risque de tomber, et les força à rejoindre le gros du troupeau.