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Marais, comme du char de la mort dans le reste de la France ; quiconque l’avait aperçue devait mourir dans l’année. Je retrouvais sous cette forme particulière une croyance acceptée par tous les peuples et dans tous les temps. Depuis le génie en deuil de Brutus jusqu’au petit spectre rouge des Tuileries, il y avait toujours eu partout des fantômes d’avertissement, témoignage d’une bonté suprême qui ne voulait livrer l’homme à la mort que bien préparé. Chacune de nos provinces avait, à ce sujet, ses superstitions, où se reflétait l’imagination populaire, plus sombre ou plus gracieuse. Au midi, c’étaient des ombres de jeunes filles qui glissaient dans les ténèbres transparentes du soir, en vous appelant d’une voix douce ; à l’ouest et au nord, des cercueils subitement dressés au milieu des carrefours ou de longs convois de trépassés portant un cadavre dans lequel vous reconnaissiez vos propres traits. — à l’est, la sonnette de minuit et un crieur nocturne qui demandait pour vous des prières ; partout le hurlement plaintif des chiens, le chant des oiseaux de nuit et le mystérieux travail de l’artison dans les boiseries. Il y avait en outre les intersignes, espèces de communications surnaturelles qui révélaient la destinée des absens. Tantôt ceux-ci vous apparaissaient sous forme d’ombres confuses, tantôt on reconnaissait seulement leur voix dans un appel triste et lointain. En Bretagne, le bruit d’une eau invisible tombant aux pieds de la mère du marin suffisait pour l’avertir que son fils dormait au fond de la mer. À Dieppe, on voyait, de temps en temps, paraître un navire dont tout l’équipage était rangé silencieusement sur le pont. Le gardien du phare lui jetait la drome et appelait les familles. Toutes venaient pour aider à haler le bâtiment, mais on appelait en vain chaque matelot par son nom, et au premier son d’une cloche baptisée tout disparaissait. Alors ceux qui étaient accourus avec des cris de joie se retiraient avec des sanglots, car les femmes avaient compris qu’elles étaient veuves, les enfans qu’ils étaient orphelins. Parfois ces apparitions n’avaient pour but que de demander aux vivans l’expiation nécessaire à la délivrance d’une ame. Ainsi le prêtre, puni pour avoir oublié une messe dont il avait reçu le prix, était forcé de revenir chaque soir à l’autel attendre quelqu’un qui voulût bien l’aider à la dire ; le propriétaire de mauvaise foi, qui avait usurpé la terre du voisin par le déplacement d’une pierre bornale, était condamné à l’arracher toutes les nuits jusqu’à ce qu’un chrétien lui eût montré où il devait la remettre. Dans le Marais, les rôdeurs de rivière qui avaient vécu, de maraude continuaient, après leur mort, à venir relever les filets des huttiers, qui pouvaient seuls terminer leur peine en criant miséricorde aux quatre aires de vent. La superstition n’était ici, comme on le voit, qu’un code de morale transporté dans le monde invisible ; on avait voulu rendre la responsabilité de l’homme plus sérieuse en la prolongeant au-delà du tombeau ; la terre était devenue