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Je ne pouvais me lasser de promener les yeux sur cet étrange spectacle. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, l’eau paraissait l’objet principal et comme la base du paysage. Çà et là, on voyait des îlots entourés de verdure ; c’étaient les mottées. On destinait les plus grandes à la culture du chanvre et du lin, les plus petites à celle des frênes et des saules. Ceux-ci, rangés par plates-bandes, comme les légumes de nos jardins, poussaient, les pieds dans l’eau, avec une vigueur furieuse ; chaque tronc semblait porter un taillis. De temps en temps, notre barque longeait quelques-unes de ces forêts de paras[1] connues sous le nom de roselières, et dont le produit surpasse celui de la terre la plus féconde. Aux tiges de roseaux se balançaient les nids des tire-arraches dont les cris rauques retentissaient de toutes parts. Des milliers de canards domestiques couvraient le Marais. Notre quille effleurait par instans des prairies flottantes de nénuphars. Sur les plus hauts atterrissemens s’élevaient des huttes construites comme les ajoupas des sauvages, avec des fascines de roseaux liées par des harts d’osier. Au milieu même de cette espèce de ruche sans cheminée, on voyait briller la flamme du foyer dont la fumée s’échappait par tous les pores de la hutte et l’enveloppait d’un limbe nuageux. C’est là que vivent les huttiers, descendans de ces Colliberts que les vieux chroniqueurs nous représentent comme des idolâtres, adorateurs de la pluie et exerçant leurs brigandages jusque sur les eaux dormantes. Ils cultivent les fèves de marais sur les mottées, nourrissent quelques vaches et élèvent des nuées de canards qu’ils vont vendre, avec le, produit de leur pèche, à Maillezais ou à Marans ; mais leur véritable domaine est le Marais-mouillé lui-même : c’est là qu’ils tendent les milliers d’engins dont les canaux sont embarrassés jusqu’à ne pouvoir dégorger leurs eaux ; la pêche la plus abondante est celle des anguilles à ventre jaune appelées pibeaux. Le huttier, toujours dans les marais, ne revient guère chez lui que pour dormir. Quand les inondations d’automne envahissent la hutte, il y fait entrer son bateau, et celui-ci devient l’habitation de la famille entière.

La réputation des huttiers n’est guère meilleure que celle des Colliberts, leurs ancêtres. Les habitans de la plaine les accusent d’avoir une idée assez confuse du respect que l’on doit à la propriété ; mais, à en juger par Fait-Tout, il me sembla que la plaine sur ce point ne le cédait guère au Marais. Chaque fois que mon compagnon à jambe de bois apercevait une corde attachée à quelque tronc de saule, il la tirait à lui, amenait une fascine qu’il secouait dans la barque et

  1. C’est le nom donné dans le pays à la massette ou typha latifolia, qui abonde dans le Marais autant que le roseau ordinaire, arundo phragmita.