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espèce de carrefour se tenait un homme revêtu d’un costume de cuir fauve qui l’enveloppait tout entier, et ne permettait de voir que ses yeux. Devant lui, sur un brasier ardent, bouillait une chaudière dont la vapeur eût suffi pour révéler le contenu, alors même que la terre n’eût point été imbibée de lait fraîchement répandu. L’homme tournait sur lui-même, en regardant à ses pieds avec une attention inquiète. Bientôt je le vis se baisser, saisir une couleuvre attirée par le parfum du lait et la jeter dans la chaudière. À ses sifflemens furieux, les touffes d’herbe commencèrent à s’agiter vers le pied des rochers, et plusieurs reptiles accoururent. L’homme au vêtement fauve leur écrasait la tête sous son talon, et les plongeait dans un petit tonneau fermé par une soupape. Pendant une de ces évolutions, il tourna les yeux de mon côté et m’aperçut.

— Au large ! me cria-t-il d’une voix qui retentissait étrangement sous son masque de cuir, ne voyez-vous pas que ce sont des vipères ?

Je reculai d’un bond, et j’allai me placer à trente pas sur une petite éminence complètement dépouillée, d’où je pouvais suivre tous les mouvemens de ce singulier chasseur. Il recommença à plusieurs reprises ce que je l’avais vu faire, et finit par répandre à terre tout le lait de la chaudière. Enfin, sûr de ne pouvoir attirer aucune nouvelle proie, il cloua la soupape du baril, qu’il suspendit à son épaule par une courroie, prit la bassine, et gagna le pied de la butte où je m’étais réfugié. Ce fut là seulement qu’il se dépouilla de son surtout de cuir. J’aperçus alors un vieillard à physionomie joviale dont le costume complexe laissait le jugement indécis. Tandis que la forme de sa veste brune aurait pu le faire prendre pour un paysan vendéen, sa jambe de bois et ses cheveux blancs coupés en brosse, contrairement à l’usage, lui donnaient l’apparence d’un soldat, et son chapeau de toile goudronnée rejeté en arrière, celle d’un matelot. Voyant la forte position que j’avais prise pour échapper aux vipères, il se mit à rire :

— Il paraît que monsieur n’aime pas la vermine à venin, dit-il en meilleur français que celui du pays ; à vrai dire, il est plus sûr de piper des merles, et ceci n’est pas un gibier pour des bourgeois.

Je lui demandai ce qu’il voulait en faire.

— Monsieur ne sait donc pas ? reprit-il ; c’est pour les apothicaires ; ça entre dans le remède royal.

— La thériaque, on en fabrique encore ? demandai-je.

— Bien petitement ! dit le chasseur de vipères en secouant la tête ; autrefois cette vermine-là me valait un champ d’escourgeon, mais maintenant c’est à peine si j’en vends de quoi m’entretenir de pipes

— Vous faites donc ce métier depuis long-temps ?

— Depuis l’an VI de l’une et indivisible, répliqua-t-il, pas bien long- temps après avoir perdu mon moule de guêtre à Aboukir. Ah ! c’était