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exemples trop fréquens du développement outré de l’intelligence aux dépens de toute moralité :


« Entre M. de Talleyrand et les autres hommes, dit-il, à peine y avait-il quelques légères ressemblances. Tandis que ceux-ci se consacraient au service d’une idée philosophique ou d’une forme de gouvernement, lui, il avait mis à son service tous les gouvernemens et toutes les philosophies ; il avait reçu du ciel un don inestimable, celui de voir le futur dans le présent, ou, ce qui est la même chose, de voir le présent mieux que les autres. M. Cousin a proclamé l’impersonnalité de la raison, et, pour ma part, j’incline à adhérer à l’opinion de ce philosophe, si, de son côté, il m’accorde que ce principe ne peut s’appliquer à la raison de M. de Talleyrand ; elle était si loin d’être impersonnelle en lui, qu’il en était la personnification vivante. M. de Talleyrand n’était pas, comme les autres, un être intelligent : il était l’intelligence ; il n’était pas un être raisonnable : il était la raison humaine personnifiée. Le prince n’était point soumis à l’empire des passions ; il n’aimait ni ne haïssait, parce que les hommes n’étaient pour lui autre chose que des instrumens ou des obstacles. Il n’avait ni craintes, ni espérances : que pouvait-il craindre, lui qui voyait les dangers et le moyen de les éviter ? Que pouvait-il espérer, lui qui avait tout ? Eût-il espéré la richesse ? Non, parce que, maître de tous les secrets de l’état, il était le maître de tout l’argent du monde. Eût-il été tourmenté de l’ambition de se faire un nom glorieux ? Non, parce qu’il vivait dans une calme et pacifique possession de la gloire ? Eût-il poursuivi ardemment le pouvoir ? Non, parce qu’il conversait d’égal à égal avec tous les princes de la terre. Dans ses actions, il n’était point sujet au remords de la religion, parce qu’il n’était point religieux, — au remords moral, parce que jamais il ne recherchait ce qui était juste, mais ce qui était convenable, — moins encore au remords du patriotisme, parce que jamais il ne s’attacha aux choses périssables, et la gloire des nations est périssable. On ne peut dire de lui qu’il fût Français ni citoyen de l’univers ; celui-là serait moins loin de la vérité qui affirmerait qu’il était une puissance pacifique et neutre, tenant dans sa main la balance des puissances belligérantes… »


L’analyse des systèmes philosophiques et politiques n’a pas moins d’intérêt dans les Lettres de Paris. Agiter les questions abstraites, ressaisir l’ensemble de leurs applications, suivre les idées dans la variété de leur travail et de leurs personnifications, en semant à chaque pas les vues hardies, les traits neufs, les saillies de jugement, — il semble que cela soit un jeu pour cette imagination vigoureuse, pour cet esprit mêlé de pénétration et de force. Rien n’est plus curieux que de voir le génie espagnol ainsi aux prises avec les doctrines françaises, notamment avec l’éclectisme, auquel il fait subir la plus singulière des dissections. Je ne suivrai point M. Donoso Cortès dans ses spirituelles descriptions de l’éclectisme philosophique ou historique. Une seule de ces applications me suffit, la plus réelle, l’application politique. Aux yeux de l’auteur, le propre de l’éclectisme, venant après le XVIIIe siècle, qui supprimait tout ce qui ne rentrait pas dans le cercle de ses pensées