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n’y voyait qu’une cause de déconsidération pour des voyageurs aussi peu empressés d’exercer un droit tout aristocratique. Je n’oserais pas dire qu’en effet notre générosité n’ait pas été quelquefois, même par ceux que nous épargnions, interprétée d’une manière défavorable pour notre rang et notre crédit auprès du châh ; mais il est juste de dire aussi que le plus souvent on répondait à cette générosité tout exceptionnelle en Perse par des marques empressées de gratitude et de déférence. Dans ce pays, c’est trop souvent par les exactions les plus éhontées que le rang s’affiche ou se prouve. Aussi, méprisans d’abord, étonnés ensuite, les habitans finissaient-ils par éprouver un sentiment voisin de la reconnaissance pour ceux qui donnaient leur argent en échange de ce qu’ils avaient le droit et la force de prendre gratuitement.

Le voyageur qui se rend d’Ispahan vers le sud de la Perse sort de cette ville par Djoulfah, le faubourg chrétien. Nous traversâmes donc ce faubourg précédés de notre goulâm, et nous prîmes le chemin de Chiraz, qui est en même temps celui de Bender-Abouchir et de Bender-Abassi. Ce chemin et la route de Bagdâd sont les seules voies de communication suivies entre l’Inde et l’Europe à travers l’Asie. Nos premières journées de voyage furent pénibles : les étapes étaient longues, et le soleil encore brûlant. J’avais une fièvre ardente ; elle s’emparait de moi quand je mettais le pied à l’étrier, et ne me quittait que le soir. Il fallait faire ainsi chaque jour dix à douze lieues ; ajoutez à cela qu’il est impossible de suivre une route plus monotone et plus désolée que la route de Chiraz. En Perse même, pays de plaines immenses et stériles ou de montagnes sauvages et arides, on trouverait difficilement des solitudes aussi tristes.

Nous avions l’espoir que sur cette grande voie de commerce, sur cette artère principale de l’économie vitale de la Perse, nous rencontrerions beaucoup de caravanes. Nous pensions y traverser de nombreux villages, y voir des campagnes couvertes de pâturages ou de rizières, des champs de blé et de tabac. Notre espoir fut trompé. Nous n’y vîmes que quelques hameaux rares et misérables, autour desquels s’étendaient à peine quelques arpens cultivés. Pendant plusieurs jours de suite, nous traversâmes des déserts sans fin où poussaient péniblement quelques touffes de genêts épineux que broutaient les gazelles, seuls êtres qui animassent de loin en loin le paysage. Au travers de ces plaines sans limites, il n’y a qu’un sentier frayé par les chameaux et les mulets de caravanes. Leurs pas imprimés sur la terre indiquent seuls la trace qu’il faut suivre. Si on la perd, rien ne vous la fait retrouver. Aucune marque ne vous y ramène, aucun jalon n’indique la direction à prendre sur cette mer solide dont l’horizon inabordable n’est que l’effet trompeur d’un mirage lointain produit par l’évaporation de la couche de sel qui blanchit et miroite à la surface du sol.