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Aucune règle morale ne supplée, je le sais bien, aux contre-poids naturels d’une société bien organisée. La raison publique, quand elle fait un effort sérieux et qu’elle s’appuie surtout sur d’éternelles vérités, n’est pourtant pas tout-à-fait impuissante. Discussion politique, jugement historique et philosophique, critique littéraire, il est temps de convier solennellement toutes les forces de cette raison à une croisade contre le mal qui nous déborde. Il ne s’agit point ici de plaisir d’esprit, de raffinement du goût. Le mauvais goût, les mauvais cœurs, les malheurs publics, tout se tient intimement ; si nous ne le voyons pas, nous sommes bien aveugles. Dans un temps où la littérature fait les révolutions, pourquoi la critique ne se croirait-elle pas, pour sa part, chargée de les prévenir ? Si M. de Fontanes avait vécu, nous n’aurions jamais eu la douleur des Mémoires d’Outre-Tombe, et si, heureusement pour M. de Chateaubriand, cette explosion a été si tardive, c’est sans doute à la saine, à la sévère critique de ses premières années que nous en sommes redevables. Si, le jour où le chantre encore pur des Méditations aventura la religion dans la caverne de Jocelyn, quelque voix se fût élevée pour dénoncer la profanation cachée sous l’emphase, nous n’aurions peut-être pas vu commencer cette ligne de déviation morale qui passa par les Girondins pour aboutir à l’Hôtel-de-Ville. Il n’est pas jusqu’au grand apostat de notre âge, jusqu’à ce prêtre sur qui le monde s’est chargé d’exécuter les sentences de Dieu, à qui une critique hardie, faite à temps, n’eût peut-être épargné l’anathème. Malheureusement la critique, comme toutes choses dans ces temps heureux, profitait de la liberté commune pour se passer des fantaisies. On avait un gouvernement pour défendre la société ; à lui les blâmes revenaient de droit : les directeurs naturels, devenus les corrupteurs de l’esprit public, n’entendaient qu’un concert d’adulations. La royauté sociale était chaque jour outragée ; la prétendue royauté du talent conservait seule des courtisans et des flatteurs. Instruite par l’expérience, affranchie par le scandale, il est temps que la critique se mette à l’œuvre aujourd’hui pour crever ces outres de vanités littéraires d’où sortent par intervalles les orages des révolutions. Il est temps qu’elle reprenne ses règles et ses droits. Elle retrouvera ses règles, depuis long-temps oubliées, réfugiées aux pieds de la loi morale dont elles émanent. Ses droits sont ceux de la vérité qu’elle interprète et des générations nouvelles qu’elle enseigne ; ils l’autorisent à parler de pair à tout le monde, et à traiter avec une franchise égale la réputation des vivans et la mémoire des morts.


ALBERT DE BROGLIE.