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mort, et nous touchons à un tort moral d’une telle gravité, qu’il passe les bornes de la plaisanterie, et servira d’excuse en même temps qu’il mettra le comble à la sévérité de notre jugement.

Il y eut un homme au XVIIe siècle doué d’une ame à la fois haineuse et honnête, profondément aigrie par le spectacle d’une immoralité fastueuse et par le silence obligé d’une cour. Il eut des amis chauds qu’il servit loyalement ; il eut des ennemis qu’il combattit en face. Retiré des affaires, vieillissant au fond d’un château, il se consolait de l’âge en racontant les souvenirs de sa jeunesse. Une phrase abrupte, éclairée par une imagination vive, a fait passer jusqu’à nous l’ardeur de ses inimitiés ; mais quelle chaleur dans ses affections ! quel accent de sincérité dans ses regrets ! Comme l’indignation de l’ami du bien, comme la hauteur naturelle du grand seigneur, comme la sagacité de L’observateur ont plus de part encore à ses jugemens impitoyables que la passion personnelle ! Comme on sent que le présent est fini pour lui, que le monde n’existe déjà plus alors même que la jeunesse de l’ame évoque si vivement les souvenirs du passé ! Et pourtant du fond de sa retraite et du milieu de sa colère cet homme conserva un tel sentiment de son devoir, un tel tact des convenances de la société des honnêtes gens, qu’il laissa son manuscrit dans le silence et lui interdit le jour pour un demi-siècle. Nul n’en soupçonna l’existence de son vivant, et, quand ses arrêts sont venus à la connaissance du public, il n’y avait plus rien de commun entre sa société et la nôtre. Les fils, les petits-fils, avaient suivi les aïeux dans la tombe. Le temps, comme le fleuve infernal, avait déroulé par neuf fois entre lui et nous les anneaux des révolutions.

M. de Chateaubriand n’a pas attendu la mort au fond d’un château ; elle l’a trouvé tranquillement assis dans le salon d’une femme gracieuse et bonne, dont aucun sentiment haineux n’approcha. À l’ombre de cette protection paisible, les hommes de tous les partis se pressaient autour de lui, heureux d’oublier des griefs surannés et d’environner de respect et d’honneurs la vieillesse du dernier grand écrivain de la France. Il put rencontrer là, jusqu’au dernier jour, d’anciens adversaires, des successeurs et des rivaux. Je jurerais volontiers que le moindre ressentiment ne se fit jamais sentir ni dans l’expression de leur visage, ni dans l’inflexion de leur voix. Les passions politiques se taisaient devant le déclin solennel du génie.

M. de Chateaubriand n’a point écrit ses mémoires dans le silence ni pour la postérité. Sauf la publicité directe, tous les moyens détournés ont été employés pour les faire connaître. Les confidences partielles ont été nombreuses ; les indiscrétions de la presse ont été tolérées, sinon provoquées. Par une anticipation sans exemple, par une fraude faite aux droits de la mort, M. de Chateaubriand a escompté le succès, disons