Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/957

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour n’être qu’une loi et n’être pas un droit, le suffrage universel, tel que l’a créé la constitution, doit-il être moins respecté ? A Dieu ne plaise ! Quant à nous, nous n’avons pas besoin de savoir s’il est bon ; il nous suffit qu’il soit constitutionnel. Aussi ce que nous approuvons dans la réforme électorale, c’est qu’elle s’est renfermée scrupuleusement dans le cercle de la constitution ; mais qu’on ne prenne pas ce respect du parti modéré pour un acte d’adhésion et d’amour envers le suffrage universel. Nous faisons aujourd’hui par la loi tout ce que nous pouvons faire par la loi, mais nous ne renonçons pas à faire par la révision tout ce que nous pourrons faire pour régler d’une manière plus ferme encore le suffrage universel. Nous sommes de ceux en effet qui ne veulent pas détruire le suffrage universel, mais qui veulent le régulariser, afin d’en faire autre chose qu’un instrument de révolution.

Nous ne sommes point ingrats envers le suffrage universel, parce que nous croyons que, s’il nous a sauvés en 1848, il n’a fait qu’obéir en cela à l’irrésistible ascendant de l’opinion publique, qui protestait contre le gouvernement provisoire. Nous ne sommes point ingrats envers le suffrage universel, parce que nous n’en avons jamais reconnu l’excellence, et que nous ne le trouvons pas bon, mais constitutionnel. Nous ne sommes pas tenus d’aimer le suffrage universel, mais nous sommes tenus de le respecter jusqu’à la révision. C’est ce que fait le parti modéré. Et si nous insistons ainsi sur la révision, c’est que nous pensons qu’il est bon de savoir que la réforme que nous apportons en ce moment au suffrage universel n’est pas la dernière, et que nous ne le confirmons pas par la loi nouvelle dans toutes les dispositions que nous ne changeons pas. Nous faisons par la loi ce que nous pouvons faire par la loi ; nous ferons le reste par la révision, et nous le ferons légalement, comme ce que nous faisons en ce moment, car nous devons respecter la constitution jusqu’à ce que nos adversaires la violent eux-mêmes par l’insurrection, sous prétexte de la défendre. S’ils la déchirent en effet eux-mêmes, s’ils la mettent en morceaux pour s’en faire un étendard sanglant contre la société, nous ne serons pas d’avis de ramasser les morceaux de cette constitution dilacérée par ses propres auteurs.

La question, aussi bien, s’est trouvée posée dans la discussion. Violez la loi par l’insurrection, et vous verrez alors, a dit M. Thiers, ce que nous oserons ! Ce mot de M. Thiers a été le plus décisif qui ait été dit, comme son discours tout entier a été aussi le discours qui exprime et qui dirige le mieux la situation. Oui, nous ne voulons pas de coup d’état ; mais si vous tentez un coup de main ! — Oui, nous ne voulons pas violer la constitution pour faire de l’ordre ; mais si vous la violez pour faire du désordre ! — Oui, nous ne voulons pas passer le Rubicon ; mais si c’est vous-mêmes qui le passez ! — La force et la puissance du parti modéré tiennent en grande partie, nous le croyons, à son respect de la loi : c’est le parti contre lequel on a toujours conspiré, et qui n’a jamais conspiré ; c’est le parti qui s’est formé à l’amour de la règle et de la discipline légale sous les deux dynasties de la monarchie constitutionnelle. Il ne doit donc pas abjurer ce caractère, mais cependant il ne doit pas non plus laisser les insurrections faire elles-mêmes la loi comme il leur plaît ; puis, quand la loi est faite, si elle leur défilait à certain moment, la défaire par une insurrection nouvelle, en refaire une autre plus complaisante et plus commode, quitte à la défaire encore, si cette loi ne sert pas leurs fantaisies et leurs passions,