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avaient pris part aux gouvernemens précédens. Le suffrage universel a rappelé ces hommes illustres, et leur a demandé de servir encore la France, comme ils l’avaient fait pendant leur vie entière. Les hommes du 24 février demandaient au suffrage universel, pour président de la république, un nom qui ne fût pas antérieur au 24 février, et qui ne procédât pas des anciens gouvernemens monarchiques. Le suffrage universel, au contraire, a été prendre le nom qui exprimait le mieux les idées d’ordre et de hiérarchie, et l’a mis à la tête de la république : Voilà ce qu’a fait en 1848 le suffrage universel sous l’irrésistible ascendant de l’opinion publique. Cela prouve-t-il que le suffrage universel soit un bon procédé électoral ? Pas le moins du monde ; car, selon nous, en 1848, il n’y avait pas de système électoral, si mauvais qu’il fût, qui pût empêcher la France de manifester son opinion. La dictature seule aurait pu l’empêcher ; mais la dictature aurait été brisée au bout de quelque temps, et la république aurait péri du même coup que la dictature.

Pour prouver cet irrésistible ascendant de l’opinion publique en 1848, ascendant supérieur à toutes les organisations et à toutes les combinaisons électorales, nous ne citerons qu’un fait : on sait que le Bulletin de la république et les hommes du 24 février avaient une confiance toute particulière dans le peuple de Paris, et qu’ils proposaient au mois d’avril 1848 de faire voter Paris au lieu et place de toute la France. Eh bien ! qu’on eût adopté cet étrange procédé électoral, Paris eût voté contre le 24 février, puisque, dans le scrutin de la présidence, Paris même a donné la majorité au prince Louis-Napoléon Bonaparte sur le général Cavaignac. Et pourquoi ? Parce que le général Cavaignac avait une sorte de parenté avec le 24 février.

Est-il besoin que nous disions à nos adversaires à quoi tenait cette insurmontable répugnance de l’opinion publique contre le 24 février ? Ils avaient gouverné pendant trois mois : la popularité des hommes du parti modéré n’avait pas d’autre cause.

En 1848, le suffrage universel n’a pas pu être mauvais, parce qu’à ce moment, avec la puissance qu’avait l’opinion publique, aucun système électoral ne pouvait être mauvais ; mais cela ne prouve pas que le suffrage universel soit bon en lui-même, cela ne prouve pas que ce procédé électoral n’ait point tous les inconvéniens que nous lui avons toujours reconnus. On oublie toujours que le suffrage universel en France n’est pas un système qui soit né soudainement le 24 février. Avant le 24 février, ce système avait souvent été discuté, controversé, répudié. Il n’était donc pas nouveau, il était suranné : c’était une vieille théorie discréditée. Jamais, quant à nous, nous n’avions pensé que la France voulût faire usage d’un système qui n’a réussi nulle part qu’à ruiner la liberté, à moins d’être renfermé dans certaines limites. Nulle part, en effet, le suffrage n’est universel dans la rigoureuse acception du mot ; nulle part toutes les créatures humaines ne sont admises à voter, parce qu’elles sont de ce monde et sans autre titre. Partout il y a des admis et des exclus, partout il y a un pays légal, n’en déplaise au général Cavaignac. Est-ce qu’on croit par hasard que le suffrage universel est un droit naturel ? Non, c’est un droit écrit s’il en fut jamais, écrit ici d’une certaine manière, et là d’une autre, n’existant que par la volonté de la loi et selon les conditions qu’elle a fixées. Le suffrage universel, pris dans son sens le plus rigoureux, est une impossibilité.