Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/948

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vient d’obtenir dans le Prophète n’a rien de commun, Dieu merci, avec ces enthousiasmes de commande ou ces complaisances de la critique, qu’il est permis de compter au nombre de nos travers. Mlle Alboni, dans le rôle de Fidès, a réussi d’autant plus qu’on s’attendait davantage à un échec. Il y a en musique une sorte de petite église, d’école rigoriste et puritaine, qui ne permet qu’aux initiés l’interprétation de certaines beautés majestueuses et austères ; cette école, qui professe le plus souverain mépris pour les joies profanes de la mélodie et de l’art italien, a ses virtuoses, ses chanteurs de prédilection, et elle leur demande en général, non pas de charmer l’oreille par un son plein, doux et velouté, mais de maintenir aux textes sacrés la grandeur sévère de leurs lignes et de leur style. Mme Viardot est la cantatrice favorite de ces gardiens vigilans de l’art pur ; malheureusement la voix de Mme Viardot, fatiguée et brisée en maints registres, trahissait trop souvent ses efforts, contrastait douloureusement avec son intelligence supérieure et son expression dramatique, et, pour tout dire, répandait sur l’ensemble de la représentation du Prophète une impression de lassitude et de tristesse. Grace à Mlle Alboni, cette impression a maintenant disparu, et le Prophète y a gagné. Cette voix au timbre d’or, si suave et si pénétrante qu’elle émeut par l’émission seule de la note, cette méthode si correcte qu’elle obtient grace, même dans une partition allemande, pour ses séductions italiennes, ont donné à l’œuvre de Meyerbeer ce charme, cette douceur qu’Horace voulait trouver dans les poèmes, et qui n’est pas moins nécessaire dans les opéras. L’air du second acte : Mon fils, sois béni dans ce jour ! la prière : Donnez pour une pauvre ame, la cavatine et le duo du cinquième acte, ont valu à Mlle Alboni une ovation méritée. Comme actrice, elle a été très suffisante. Sans rien forcer, sans sortir de son naturel, elle a bien rendu le côté maternel et touchant de ce rôle, une des plus belles créations du compositeur. Fidès, c’est Alice à quarante ans, la jeune fiancée devenue mère, la pieuse pèlerine devenue fanatique. Mme Viardot était fanatique ; Mlle Alboni n’est que mère : nous croyons que son choix est le meilleur.

L’Opéra est en bonne veine ; pendant que Mlle Alboni ravive, ou plutôt complète le succès du Prophète, une débutante, Mme Laborde, fait applaudir, dans plusieurs ouvrages du répertoire, un talent, moins pur assurément et moins irréprochable, mais qui ne manque pourtant ni de vigueur ni d’éclat. La voix de Mme Laborde est un peu comme la plume de Mme de Sévigné dont elle n’a pas toujours l’élégance et la finesse ; elle lui met trop la bride sur le cou, et sa course aventureuse, à travers toutes les cimes et tous les précipices de la gamme, se termine rarement sans encombre ; mais la cantatrice rachète ces imperfections par des traits hardis, une exécution brillante, une agilité remarquable ; pourquoi faut-il que l’envie de déployer à l’aise les richesses de son gosier l’ait engagée à paraître dans le Rossignol, opéra du genre mais, dont la musique et les paroles auraient dû depuis long-temps aller rejoindre, dans un silencieux oubli, les espiègleries libertines et bocagères des baillis et des Lubin d’opéra-comique ?

Au sortir de ces représentations brillantes où l’on retrouve le public et l’élégance d’autrefois, on a peine à rentrer dans la réalité et à s’imaginer que la France et l’Europe se débattent sous le poids de questions formidables, sans cesse ranimées par des hommes en qui se confondent l’orgueil posthume d’une