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droits, le banquier est assis, ayant devant lui des piles d’argent et d’or qu’il fait sonner à tout moment comme pour convier les joueurs et les attirer à lui. Sur chacun des quatre compartimens sont dessinés deux grands A et deux grandes S, premières lettres des mots arar et suerte (hasard et sort). Les joueurs pontent à leur gré sur l’une ou l’autre de ces lettres, et le banquier est tenu de faire tout l’argent déposé sur le tapis. Il lance alors deux dés dont les numéros combinés font gagner l’une ou l’autre lettre ; il paie celle qui a gagné, ramasse l’argent de celle qui a perdu. Les joueurs déposent de nouveau leurs piastres ou leurs onces ; le banquier lance de nouveau ses dés, et pendant la nuit tout entière on n’entend que les exclamations courtes et saccadées des joueurs qui se parlent à voix basse, ou le bruit argentin des pièces de monnaie que l’on paie, que l’on compte, que l’on entasse, que l’on remue. Le lendemain, quand le jour paraît, le banquier, aussi froid, aussi impassible qu’au commencement de la nuit, lance encore avec la me ne agilité ses dés sur le tapis vert ; quelques joueurs intrépides sont restés debout autour de la table fatale ; les autres, enveloppés dans leurs punchos, dorment étendus sur le sol. L’aspect d’un champ de bataille après le combat n’est guère moins sinistre que celui d’un salon de jeu péruvien éclairé par les premiers rayons du jour. Le monte de la foire de Vilque est d’ailleurs célèbre dans tout le Pérou ; il dévore souvent de grandes fortunes commerciales, et l’on cite plus d’un négociant dont il a hâté la ruine.

Partout cependant au Pérou le monte a ses temples : ce n’est donc point là qu’il faut chercher le côté original de la fête de Vilque, c’est dans la rue même, et je passai là bien des heures à observer les mœurs, si nouvelles pour moi, de la sierra péruvienne. La place de Vilque, si déserte d’ordinaire, était encombrée de boutiques en planches et élevées à la hâte pour les besoins de la foire. Les marchandises les plus fines comme les plus grossières de l’Europe et de l’Amérique y étaient exposées les unes auprès des autres dans un désordre étrange. À côté des sacs de cacao et des feuilles de coca s’étalaient l’horlogerie de Genève et la bijouterie de Paris ; nos draps, nos velours, nos soieries, étaient exposés en regard des grossiers bayetones,que l’on fabrique au Cusco ; parfois une seule boutique renfermait tous ces produits différens. Les Indiens passaient gravement devant toutes ces richesses, regardant, admirant, marchandant, et telle femme qui n’avait qu’un morceau de bayeta sur les épaules achetait souvent des bagues en brillans de 50, de 60 piastres (250 à 300 francs), ou des pendans d’oreilles en perles plus riches encore. La foule qui se pressait dans les rues offrait comme un panorama complet et pittoresque des divers costumes de la sierra. Au centre de la place, des restaurans en plein vent vendaient du chupe, de la viande grillée sur la braise, du poisson frit pêché dans