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enveloppés dans leurs punchos, et se défendent le mieux possible contre le froid de la Cordilière en se pressant les uns contre les autres.

Voilà comment vivent et meurent des milliers de malheureux dans l’intérieur du Pérou. Seulement, comme pour secouer, une fois l’an peut-être, ce manteau de misère qui les écrase, quand l’occasion s’en présente, quand une fête, par exemple, est annoncée dans le village voisin, ce sont alors des orgies, des excès dont rien n’approche. J’ai assisté à plusieurs de ces fêtes pendant mes voyages dans la sierra. Indépendamment des désordres qui en sont toujours la suite, elles ont souvent quelque chose de bizarre qui contraste singulièrement avec les cérémonies catholiques, et accuse la persistance de l’idolâtrie indienne en dépit de l’influence exercée depuis plusieurs siècles déjà dans les Cordilières par la religion de l’Espagne.

C’est à Pasco que j’ai été surtout frappé de ce contraste entre la foi catholique des Indiens et leurs fêtes religieuses. Pasco est un petit village aux rues tristes et sales, bâti au milieu des mines d’argent les plus riches du Pérou, et qui, par cela même, déploie dans certaines solennités religieuses un luxe barbare que l’on ne retrouve sur aucun autre point des Cordilières. J’eus occasion d’y assister à une de ces fêtes qui font oublier aux Indiens, dans quelques heures de grossière ivresse, plusieurs mois passés sous la terre et remplis uniquement par les pénibles travaux des mineurs. Dès le matin règne dans le village une animation inaccoutumée. De tous côtés, les Indiens y accourent revêtus de leurs plus beaux punchos. Les travaux des mines sont généralement abandonnés ; l’église est parée de ses plus riches ornemens, et les cloches à grand bruit annoncent, suivant l’usage, la cérémonie et la fête patronale de Pasco. Bientôt la foule devient plus nombreuse et plus compacte. Partout des tables grossières sont dressées sur la place ; on y vend du chupe, de la viande grillée, du pain, de la chicha, de l’eau-de-vie surtout. Les Indiens sont groupés bruyamment autour de ces tables, et, en attendant la procession qui va sortir, se livrent aux plus copieuses libations. Tout à coup le signal de la fête est donné par une musique discordante. Des bandes d’hommes masqués traversent les rues en sautant avec des contorsions épouvantables : ils sont presque tous affublés de vieux uniformes et coiffés de grands chapeaux à plumes empruntés à la défroque poudreuse de quelque général péruvien des premiers temps de la république. Quelques-uns sont à cheval, et de grands sabres de cavalerie battent les flancs de leur monture, pauvre haridelle épuisée qui ne se met au trot que sous les coups redoublés de l’éperon. Des pièces de monnaie, cousues aux habits brodés de ces grotesques généraux, tintent avec un bruit argentin à chacun de leurs mouvemens. Plus d’un rusé compère dépouille son voisin dès qu’il trouve l’occasion favorable pour se livrer à ses instincts de rapine.