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gravir, puis redescendre encore, et cela sur un espace de plusieurs lieues. Cependant le versant oriental diffère essentiellement de celui que je venais de parcourir. Moins bouleversé, moins déchiré par les ravins, il renferme, entre ses crêtes plus isolées, des plaines considérables coupées de nombreux ruisseaux qui coulent de l’ouest à l’est, et forment les sources des grands fleuves qui traversent le continent américain pour se jeter dans l’Atlantique. Ces fleuves eux-mêmes sortent des lacs ou étangs formés par la fonte des neiges et qui dorment au sommet des Corditières, entre leurs pics les plus élevés. Des bandes d’oies sauvages, aux corps blancs et aux ailes noires, paisibles habitans de ces lieux abandonnés, s’enlevaient pesamment à mon approche, et allaient se reposer à quelques pas plus loin. Quelquefois encore, une vigogne, du haut d’un rocher, tendait vers moi son long cou, me regardait à demi épouvantée, et s’enfuyait dans les montagnes. Je la voyais bondir légèrement dans le ravin, disparaître un instant, puis, se montrant de nouveau sur quelque crête plus haute, écouter avec indifférence le bruit de mes pas qui s’éloignait d’elle. Plus loin, des lamas domestiques broutaient l’herbe rare au milieu des pierres. Ils levaient à peine la tête, et se remettaient tranquillement à paître. Ces animaux m’annonçaient le voisinage de l’homme. En effet, partout où je rencontrais des troupeaux de lamas, je voyais presque immédiatement apparaître quelques huttes indiennes, dont le seuil n’était gardé d’ordinaire que par des enfans en haillons jouant dans la poussière au milieu d’une bande de chiens maigres et affamés. Il faut être entré dans ces huttes, il faut avoir assisté au repas des habitans, si l’on veut savoir ce qui peut suffire à des créatures humaines, je n’ose pas dire pour vivre, mais pour végéter dans l’abrutissement et la misère. La hutte n’a le plus souvent qu’une seule pièce, large à peine de quelques pieds carrés. Un toit conique, fait de branchages et recouvert d’une herbe longue et sèche très commune dans les Cordilières, lui donne de loin quelque chose de l’aspect d’une grande ruche. On y entre par une porte si basse, que souvent on n’y peut pénétrer que sur les mains. C’est du reste la seule ouverture de la cabane. Au fond est une espèce de petit fourneau en terre glaise, où, faute de bois, l’on allume du feu avec des herbes et de la fiente de brebis. Deux mauvais vases noircis par la fumée composent tous les ustensiles du pauvre ménage. On y fait bouillir, avec force piment, du maïs, des pommes de terre, quelquefois de rares morceaux de viande de mouton ou de llama séchée au soleil ; c’est le chape (prononcez tchoupé), le seul plat, je crois, de la cuisine indienne ; dans les grands jours, on tue des rats d’Inde, dont les Indiens sont très frians et qui pullulent dans tous les ranchos. Près du fourneau est une sorte de banc en terre recouvert, de peaux de mouton avec leur laine, lit commun de la famille, où père, mère, enfans s’étendent ensemble,