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cactus, longs et épineux, y croissent seuls parmi les pierres. Pas un signe de vie, pas un oiseau, pas un insecte : tous ont fui ce sol aride et brûlant, où l’on ne rencontre à chaque pas que des carcasses de mules mortes de chaleur et de fatigue, et dont les os blanchis servent en quelque sorte de jalon aux voyageurs. — Tantôt ce sont des montagnes où la route, suspendue à pic au-dessus d’un abîme, est si étroite et si tortueuse en même temps, que la tête et le cou de la mule, en dépassant les bords, s’allongent tout entiers au-dessus du vide. Çà et là le voyageur atteint à des sommets d’où il découvre dans son ensemble pittoresque le pays où il s’est engagé : partout des gorges, des ravins, séparant, comme d’immenses déchirures, des masses plus immenses encore, entassées les unes sur les autres dans un désordre effrayant ; au loin, une mer de brouillard que percent de distance en distance des crêtes arides et nues ; au pied de ces crêtes, de nouvelles gorges où il faut descendre, resserrées, écrasées entre des montagnes qui semblent se toucher et coupées par des torrens ou par des rochers presque infranchissables.

C’était entre ces émotions et ces fatigues que s’étaient écoulés les premiers jours de mon voyage aux Cordilières ; j’étais enfin arrivé au pied de leurs plus hauts sommets ; il était un peu plus de minuit, quand, après quelques heures passées dans la butte d’un Indien, je montai sur ma mule et me mis en route pour franchir les derniers pics qui me séparaient du versant oriental. J’avais l’intention d’explorer ce versant avec un soin particulier. Deux villages situés dans cette région des Cordilières, Pasco et Vilgue, m’attiraient surtout : l’un est chaque année le théâtre d’une solennité religieuse que j’étais curieux de comparer aux brillantes processions de Lima ; l’autre est célèbre par la foire qui s’y tient, et qui est un peu pour la population des montagnes ce qu’est la fête des Amancaës pour les Liméniens. Mon itinéraire devait me permettre ainsi d’observer sous toutes ses faces la portion indienne de la société du Pérou, de même qu’à Lima j’en avais étudié la portion espagnole.

Au moment de mon départ, le froid était vif, et cependant, à cause des difficultés du chemin, je ne pouvais marcher que très lentement. Heureusement, un clair de lune superbe me favorisait, et les pâles rayons qui se reflétaient sur la neige des grands pics éclairaient d’une douce lueur les masses immenses entassées autour de moi. Nous n’avons pas en Europe de nuits comparables pour la limpidité, pour la pureté du ciel à ces nuits magnifiques des Cordilières ; des milliers d’étoiles en font presque des crépuscules ou plutôt des aurores. Quelquefois, du fond d’un ravin, je voyais l’écume blanche d’un torrent bondir au milieu des rochers ; le bruit en arrivait sourd et plaintif à mes oreilles. Un point noir était suspendu au-dessus des eaux : c’était