Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/892

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou qu’on s’éloigne des quartiers riches de la capitale. Certains salons de Lima sont déjà tout européens. Le piano y a succédé à la guitare, et la musique italienne aux accens monotones des anciens romances. Dans les familles moins favorisées de la fortune, les traditions de la vieille société andalouse[1] se sont gardées plus pures et plus vivaces. En cherchant bien, vous rencontrez encore à Lima quelques-unes de ces maisons où l’émancipation n’a laissé d’autre trace que la ruine, et où se perpétuent, avec le souvenir des vice-rois, les habitudes d’un monde disparu avec eux. Un reste de damas rouge, dernier témoignage de la prospérité perdue, quelques peintures à fresque remplacent sur les murailles lézardées par les tremblemens de terre les riches tentures, les ornemens variés, qu’on admire dans d’autres quartiers, moins rebelles à l’invasion du luxe parisien. Quelques mauvaises gravures de saints ou de martyrs appendues entre des glaces aux cadres dédorés, quelques chaises qui remontent au temps du vice-roi Amat, une table ronde au-dessus de laquelle se balance une vieille lanterne en fer-blanc, tel est l’ameublement du salon, dont les fenêtres, à défaut de vitres, sont garnies de barreaux en bois tourné et protégées par d’épais volets qu’on ferme chaque soir. Rien de plus modeste que ces demeures, derniers sanctuaires de la société liménienne d’avant l’indépendance, et pourtant l’orgueil des anciens conquérans y apparaît encore dans la froide dignité avec laquelle les habitans portent leur misère.

Dans les fêtes mieux encore que dans, les réunions intimes, la physionomie de la population péruvienne se retrouve avec toutes ses nuances et toute son originalité. Si vous voulez connaître, par exemple, tout ce qu’il y a de grace et de vivacité chez les Liméniennes, parcourez les rues à l’heure d’une de ces brillantes processions, accompagnement obligé de toutes les cérémonies religieuses au Pérou. Vous avez sans doute entendu parler de ce costume pittoresque, de cette saya, y manto qui donne aux femmes de Lima un aspect si piquant et si étrange. Figurez-vous un jupon de soie, noir ordinairement, autrefois assez étroit pour accuser toutes les formes du corps, aujourd’hui cependant beaucoup plus ample. Par-dessus la saya, un riche châle de Chine laisse retomber en flottant sa longue frange sur les bras nus ; un voile épais de soie noire, plié en triangle et rattaché à la taille par les extrémités, encadre la figure de façon à ne laisser voir qu’un œil, à ne laisser jaillir entre les sombres plis du manto que l’éclair d’un seul regard. Ce costume, que les femmes savent porter avec une grace sans pareille, est, de mise le jour, pour les courses du matin dans les boutiques, ou bien pour les cérémonies d’église, las fonciones de iglesia, une des grandes affaires des Liméniennes. Le soir, quand l’oracion (l’angélus) a sonné,

  1. Les premiers habitans de Lima étaient presque tous Andalous.