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le rang qui lui appartient. C’est pourquoi, en parlant des œuvres de Béranger, j’insiste sur ce mérite. Si Béranger est grand parmi nous, ce n’est pas seulement pour avoir exprimé des pensées vraies, des sentimens généreux ; c’est encore pour n’avoir jamais mis sa parole au service de pensées absentes, de sentimens fictifs. Cette réserve obstinée, qui semble si facile, et qui pourtant est si rarement pratiquée, donne à ses œuvres une physionomie originale. Depuis ses chansons purement joyeuses jusqu’à ses chansons politiques ou philosophiques, depuis Frétillon jusqu’aux Contrebandiers, depuis la Vivandière jusqu’aux Esclaves gaulois, il n’y a pas un vers signé de son nom qui ne porte l’empreinte de la nécessité. Cette empreinte est à mes yeux le signe éclatant, le signe irrécusable du génie. Parler à son heure, ne jamais ouvrir la bouche à moins que la pensée ne demande à se révéler, n’assembler jamais des rimes harmonieuses sur des sentimens encore à trouver, ne jamais compter sur la parenté des désinences pour rencontrer des pensées que l’esprit n’a pas entrevues, voilà ce que j’appelle pratiquer sévèrement les devoirs de l’écrivain, voilà ce que je trouve dans Béranger. La sobriété du style, le désir d’exprimer en peu de mots un grand nombre de pensées, ont quelquefois jeté dans ses vers un peu d’obscurité ; mais ce défaut, si rare d’ailleurs, n’est-il pas amplement racheté par la transparence habituelle qui caractérise toutes ses chansons ? Au milieu de toutes les œuvres verbeuses et vides qui s’amoncellent à nos pieds, les chansons de Béranger sont pour nous une précieuse consolation. Puissent la poésie lyrique, le roman et le théâtre profiter bientôt de cet exemple éloquent !

Cependant mon admiration même pour le poète cloué d’un si rare bon sens me fait un devoir de rappeler ici une faute que l’histoire n’oubliera pas. Tous les amis sincères de Béranger, tous les partisans sérieux des principes démocratiques auxquels il a voué sa vie et son talent, regrettent à bon droit qu’il ait abandonné l’assemblée constituante, dont les portes lui avaient été ouvertes par cent quatre-vingt-douze mille suffrages. Après avoir combattu trente-trois ans pour la liberté, après avoir conquis sur l’opinion une autorité toute-puissante, il devait à son pays les conseils de son expérience. Toutes ses paroles auraient été écoutées avec respect. Sa voix eût contenu sans doute bien des esprits impatiens ; la vérité, en passant par sa bouche, n’eût blessé personne. Je ne doute pas qu’il n’eût trouvé moyen d’éclairer bien des questions. En restant sur les bancs de la constituante, il n’aurait pas compromis sa popularité ; il eût ajouté à de belles œuvres une bonne action.


GUSTAVE PLANCHE.