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je le sais bien, n’a rien qui puisse émouvoir. À proprement parler, Frétillon, comme donnée poétique, est au-dessous de la Bacchante. Qu’est-ce que l’amour sans l’exaltation des sens ou du cœur ? Si l’amour complet ne se conçoit pas sans une double ivresse, s’il faut, pour réaliser le type de la passion, aimer avec toutes ses facultés, on ne peut méconnaître du moins dans la Bacchante une face de la passion. Frétillon, bonne fille au demeurant, ignore l’amour, car elle ne connaît ni l’exaltation des sens ni l’exaltation du cœur. Elle n’aime pas l’homme pour qui elle se dépouille, car, si elle l’aimait, elle ne livrerait pas à d’indignes caresses sa jeunesse et sa beauté. Il y a pourtant beaucoup à louer dans Frétillon. Si elle n’excite pas en nous un intérêt sérieux, il faut avouer que Béranger a peint à merveille sa folle gaieté, son aveugle imprévoyance. Le rhythme du couplet s’accorde très bien avec la vivacité du personnage ; il y a dans la mesure même des vers quelque chose de leste et de provoquant qui défie la censure et commande l’indulgence. Je ne crois pas qu’il soit possible de traiter un pareil sujet avec plus de souplesse, plus d’agilité. La pensée va si vite, que l’œil ébloui ne songe pas à compter les fredaines de l’héroïne. Toute la pièce est animée d’une gaieté franche contre laquelle le lecteur le plus austère essaierait en vain de se défendre. Bon gré mal gré, il faut rire en écoutant le récit de cette vie joyeuse et folle. Si la morale condamne Frétillon, la poésie l’adopte comme une œuvre pleine de jeunesse et de franchise. Cette strophe si vive, si alerte, est-elle née sans effort ? Pour ma part, je ne le crois pas. Ce n’est pas en quelques heures que les mots peuvent se discipliner. Ces strophes charmantes, qui jaillissent avec tant d’abondance et de rapidité, ont coûté au poète un peu plus de temps que le sonnet d’Oronte. Le point important est que l’effort ne se trahisse nulle part. Or, dans Frétillon, le travail n’a laissé aucune trace.

Dans le Grenier, Béranger exprime l’amour sous une forme plus vraie, plus attendrissante que dans la Bacchante et dans Frétillon. Il est impossible de lire sans une émotion profonde les couplets où le poète nous retrace sa pauvreté joyeuse, ses vers charbonnés sur les murs d’une mansarde. Le frais visage de Lisette change la mansarde en palais. Le poète avait vingt ans, et ne songeait pas à demander qui payait la toilette de sa maîtresse. Il règne, dans toute cette pièce, une sincérité de regrets, une vivacité de souvenirs qui n’appartiennent qu’aux cœurs capables d’aimer. Le poète ne pleure pas seulement la fuite de sa jeunesse, il pleure surtout la maîtresse qu’il a perdue, qui répandait sur toute sa vie la lumière et la joie. Il donnerait les années qu’il lui reste à vivre pour un mois de cette vie enchantée, dont chaque heure était embellie par l’espérance, dont le bonheur était doublé par la foi. Pour moi, le Grenier est une des œuvres les plus émouvantes de Béranger ;