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C’est là, en effet, un problème difficile à résoudre. La clarté qui convient à la prose convient-elle également à la poésie ? La lumière distribuée par l’historien dans le récit des faits, par le philosophe dans la démonstration de ses idées, peut-elle être impunément distribuée par le poète avec la même générosité sur toutes les parties de sa pensée ? Non, sans doute. Je ne le crois pas, et Béranger ne l’a pas cru non plus. La poésie la plus claire doit toujours laisser dans l’ombre et voiler de mystère quelques-uns des sentimens qu’elle exprime. Déterminer ce qui appartient à l’ombre, ce qui appartient à la lumière, c’est la tâche du goût, et Béranger a su l’accomplir. Étudier la clarté dans la prose sans devenir prosaïque, estimer les idées pour ce qu’elles valent par elles-mêmes, comme s’il s’agissait de les démontrer, et les revêtir d’images éclatantes, ajouter à la vérité la beauté, transformer la philosophie en poésie, voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce que Béranger a fait.

Il est moins facile, j’en conviens, de saisir le lien qui unit à notre poète Rabelais et Régnier. Pourtant je ne crois pas que la relation puisse être sérieusement contestée. Béranger n’a pas pu demander à l’antiquité classique les origines de notre langue, et cependant il n’a pas voulu se résoudre à les ignorer complètement. Or, le XVIe siècle de notre langue devait naturellement exciter sa curiosité. Outre l’intérêt poétique, les œuvres de Rabelais et de Régnier lui offraient un sujet d’étude purement technique. Non-seulement, en effet, Molière et La Fontaine ont pris dans Rabelais et dans Régnier quelques-uns des traits les plus heureux que nous admirons ; ils leur ont emprunté avec une égale liberté plusieurs tours de phrase qui appartiennent en plein au XVIe siècle, et qu’on chercherait vainement ailleurs. Béranger, qui connaît à merveille les trois derniers siècles de notre histoire littéraire, ne pouvait négliger une source aussi féconde, et l’on s’aperçoit, en lisant ses œuvres, qu’il y a puisé largement. Il n’a pas seulement demandé à Rabelais le secret de son intarissable gausserie, à Régnier l’art de rajeunir par l’image une idée populaire depuis long-temps ; il les a consultés sur la formation de notre langue, ou, pour parler plus exactement, sur la dernière transformation qu’elle a subie avant de devenir la langue de Pascal et de Bossuet, de Corneille et de Molière. Sans remonter jusqu’à Commines, jusqu’à Froissart, jusqu’à Joinville, il a voulu savoir si le style des Femmes savantes appartenait tout entier au XVIIe siècle, et, pour résoudre cette question, il ne pouvait choisir un conseiller plus sûr que Rabelais et Régnier.

Sans l’étude du XVIe siècle, sans l’étude de Rabelais et de Régnier, Béranger ne manierait pas notre langue aussi librement qu’il la manie ; son talent n’aurait pas la souplesse, la variété qui nous étonnent, et que la foule prend pour des dons heureux. Ces dons heureux, qu’on