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Goethe et Byron, inépuisables sujets d’étude pour ceux qui veulent connaître à fond le génie moderne et comprendre tout ce que l’intelligence ajoute à la douleur, ont créé sous nos yeux toute une famille de prétendus poètes qui, sans eux, n’eussent jamais songé à nous entretenir de leurs rêveries, de leurs angoisses, qui se glorifient dans leur souffrance, et qui pourtant n’ont rien souffert, qui s’affublent gauchement du manteau de Faust ou de Manfred, et se croient ingénument en butte aux traits de la colère céleste. Béranger, qui eût trouvé sans doute dans l’étude des littératures étrangères des modèles et des ressources que la France ne pouvait lui fournir, n’a jamais consulté les peuples voisins qu’avec une prudente réserve. Il est probable que le commerce familier de Goethe et de Byron n’eût pas changé la pente de son génie, et pourtant, éclairé par un instinct prévoyant, il n’a pas voulu les consulter trop souvent. Pour laisser à sa pensée son caractère primitif, pour ne pas altérer l’unité des sentimens dont son cœur s’était nourri, pour mieux goûter le fruit de ses premières études, il n’a touché qu’avec discrétion à la poésie allemande, à la poésie anglaise, dont il comprend toute la valeur. Je ne voudrais pas proposer l’exemple de Béranger comme une règle de conduite à tous les poètes de notre temps ; je me borne à le noter comme une preuve de sagacité. Il a renoncé volontairement aux riches plaines, aux vallons fleuris qui s’ouvraient devant lui, pour cultiver d’une main plus active le champ modeste qu’il avait choisi. Pouvons-nous songer à le blâmer ?

Ceux qui aiment la vérité mathématiquement démontrée, qui dédaignent les conjectures, pourront sourire et m’accuser de présomption en me voyant essayer de déterminer à quelles sources Béranger a puisé, à quels hommes il s’est adressé pour son éducation littéraire, pour la formation de son talent. Cependant, dût-on me jeter à la face le reproche d’outrecuidance, je n’hésite pas à nommer les écrivains qui, dans les trois derniers siècles de notre histoire, ont dû enseigner à Béranger la langue qu’il manie si habilement, la justesse de l’expression qui donne un si grand relief à sa pensée, la sobriété des images qu’il s’est imposée comme une loi constante, et qui imprime à toutes ses œuvres un cachet de précision, et je dirais volontiers de nécessité. Quoique Béranger ne m’ait fait à cet égard aucune confidence, je crois pouvoir écrire ces noms avec une sécurité parfaite. Je n’ai jamais interrogé personne pour pénétrer le secret de ses lectures, et pourtant, en lisant avec attention ses œuvres gravées aujourd’hui dans toutes les mémoires, il me semble reconnaître, à des indices certains, l’origine des tours qui lui sont familiers. Les aïeux, les maîtres de Béranger s’appellent Rabelais, Régnier, Molière, La Fontaine et Voltaire. Pour les trois derniers, il est probable que je rencontrerais bien peu de contradicteurs. Sans prétendre, en effet, établir aucune ressemblance