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les personnages qui n’ont fait qu’obéir pour s’occuper des personnages qui ont commandé. Il ne vous dira pas les infiniment petits si obstinément, si fièrement admirés par quelques esprits plus instruits qu’éclairés ; il vous dira sûrement, avec une simplicité précise, la valeur des hommes qui ont joué le premier rôle.

Ainsi l’ignorance des langues anciennes, loin de contrarier le développement de sa pensée, lui a donné peut-être une plus grande activité. En exerçant son intelligence sur un plus petit nombre d’objets, il est arrivé à les connaître plus profondément.

C’est aussi grace à cette bienheureuse ignorance que Béranger s’est interdit l’imitation ; n’ayant sous les yeux que les modèles de notre langue, il ne s’est pas trouvé exposé à la tentation de donner comme siennes les pensées qui n’étaient pas écloses dans son intelligence, sans prendre la peine de se les assimiler. Si le hasard de la naissance lui eût ouvert les portes d’un collége, si pendant dix ans il eût promené, ses yeux d’Homère à Virgile, de Thucydide à Tacite, de Démosthène à Cicéron, peut-être eût-il succombé, comme tant d’autres, au facile plaisir de glaner dans l’antiquité, et parfois même de moissonner dans le champ qu’une autre main avait labouré.

Il y a, je le sais, toute une génération glorieuse qui a su, dans l’imitation même, garder son originalité, qui, tout en interrogeant familièrement la Grèce et l’Italie antiques, n’a pas renoncé au droit de penser par elle-même et de choisir pour sa pensée des couleurs que l’antiquité n’a pas connues ; mais pour garder son originalité jusqu’au sein de l’imitation, pour ne pas confondre la sagesse du conseil avec l’autorité du commandement, il faut un singulier bonheur ou plutôt une singulière puissance, et Béranger échappait naturellement au danger que je signale par l’ignorance des langues anciennes : car les pensées et les images, en passant d’une langue dans une autre, reçoivent tant de blessures, qu’elles perdent la moitié de leur charme et sont souvent méconnaissables. Aussi la tentation de dérober, si forte chez les esprits qui aperçoivent directement la poésie antique, est bien faible et bien rare chez ceux à qui l’éducation des premières années ou les études volontaires d’un âge plus mûr n’ont pas donné cette faculté.

Eût-il été à souhaiter que Béranger, à qui la pauvreté de sa famille avait fermé les portes du collége, étudiât, dans l’âge viril, les langues qui se parlent autour de nous, derrière les Alpes et les Pyrénées, au-delà du Rhin ou de la Manche ? Je ne le pense pas. Je rends pleine justice aux travaux de Mme de Staël sur l’Allemagne, de Ginguené sur l’Italie ; la France a gagné à ces travaux une impartialité dont elle avait été privée trop long-temps. Sur la foi de ces juges éclairés, elle a enfin rendu justice aux œuvres qu’elle avait si follement dédaignées. Si nous