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Si nous considérons les origines du suffrage universel telles que nous venons de les constater, et le retour qu’à Paris surtout il était en train de faire à ses origines, il est évident que la réforme électorale est nécessaire et urgente. Elle devait donc être entreprise, et nous nous félicitons qu’elle ait été si résolûment entreprise par les chefs de la majorité. C’était par eux qu’elle devait l’être.

Nous avons souvent entendu dire, depuis quelque temps, que la majorité de l’assemblée ne faisait rien pour sauver la société menacée, et c’était surtout aux chefs de la majorité que ce reproche s’adressait. Les esprits généreux et passionnés sont fort à leur aise pour demander des mesures énergiques et décisives, quand ils ne commandent qu’à leur parole ou à leur plume. Les chefs d’une grande majorité composée de nuances diverses n’ont pas cette liberté de décision. Ils doivent consulter l’opinion qu’ils représentent, et pour faire ce qu’ils croient nécessaire depuis long-temps, il faut souvent qu’ils attendent que la nécessité se soit aussi fait voir à leurs amis et à leurs alliés. Cette conviction qu’il fallait changer l’organisation du suffrage universel ne s’est faite que peu à peu dans quelques-uns des membres du parti modéré. Les ardens et les généreux disent souvent, comme Séide à Mahomet :

J’ai devancé ton ordre. — Il eût fallu l’attendre,


répond Mahomet, et c’est aussi ce que répond souvent l’opinion publique à ses interprètes les plus impatiens. Les chefs de la majorité ont donc attendu, et ils ont eu raison, que tout le monde dans le parti modéré fût persuadé qu’il était nécessaire de modifier l’organisation du suffrage universel. Alors ils se sont mis à l’œuvre, et ils ont proposé la réforme électorale qui va bientôt se discuter. Nous ne parlons jusqu’ici que des chefs de la majorité dans l’assemblée législative, parce que c’est à eux surtout qu’on reprochait l’inertie de l’assemblée ; mais nous associons le président de la république et son ministère à la reconnaissance que mérite la décision hardie qui a été prise, oui, une décision hardie, quoiqu’il ne s’agisse que de ne pas attendre patiemment la mort et de résister au mal quand il en est temps encore, quoique cela semble l’effet de la plus vulgaire prudence, quoique nous n’eussions pas compris une société qui aurait consenti à mourir à petit feu, sans rien faire pour son salut. Il y a tant d’hommes auxquels suffit le jour présent ! Que de fois avons-nous entendu dire qu’il ne fallait pas s’inquiéter avant le temps, que nous avions deux ans devant nous, et d’ici là la Providence ! Il a donc fallu de la hardiesse pour mépriser ces clameurs de la fausse prudence. Les chefs de la majorité, en présentant leur réforme électorale, ne se sont point préoccupés de leurs dangers personnels, ils ne se sont préoccupés que des périls de la société. Ils savent bien qu’ils ont désigné leurs noms aux vengeances du parti montagnard ; mais l’illustration de la plupart d’entre eux les désignait déjà à la proscription. Ils n’ont pas craint d’engager courageusement leur vie pour la société, et ils n’ont demandé au parti modéré et à la majorité de l’assemblée qu’une seule chose : c’est de les suivre. S’ils n’eussent pas été suivis, ils auraient quitté l’assemblée, et ils en auraient eu le droit, car personne n’est tenu de commander, quand personne ne se croit tenu d’obéir. Les chefs de la majorité ont, grace à Dieu, trouvé dans la majorité de l’assemblée la même fermeté qu’ils avaient, en eux-mêmes.