Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/710

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cour martiale contre un capitaine de vaisseau qui resterait à l’ancre, tandis que coulerait bas devant lui un navire rempli de ses camarades. Selon toute apparence, si le cas était possible aujourd’hui dans une marine européenne, le coupable paierait de sa tête son indigne lâcheté.

Le procès de Socrate occupe en entier le dernier chapitre du huitième volume. Après avoir instruit l’affaire avec une minutieuse exactitude, l’auteur arrive aux conclusions suivantes : « Que Socrate était le plus honnête homme du monde, mais qu’il était pourtant coupable sur tous les chefs d’accusation, et qu’il fallait une tolérance extraordinaire de la part des Athéniens pour qu’un procès ne lui eût pas été intenté trente ans plus tôt. » M. Grote a expliqué de la manière la plus lucide le caractère original et inimitable de l’enseignement de Socrate. Bien différent des autres sophistes ou philosophes (de son temps les deux mots étaient synonymes), Socrate n’avait point de doctrine qu’il imposât à ses disciples ; mais il les obligeait à penser, et à penser juste. Comme l’acier qui fait jaillir le feu du caillou, Socrate développait l’intelligence de ses interlocuteurs, et, pour me servir des expressions de M. Grote, « son but et sa méthode n’étaient pas de faire des prosélytes et d’imposer des convictions par autorité, mais bien de former des chercheurs sérieux, des esprits analytiques et capables de conclure pour eux-mêmes. »

Par la conversation la plus spirituelle, par la dialectique la plus pressante, Socrate réduisait à l’absurde tout mauvais raisonneur. Dans une de nos sociétés modernes, il eût été tué en duel ou serait mort sous le bâton. Dans Athènes, il s’était fait beaucoup d’ennemis, et, selon Xénophon, il y avait quantité de gens qui, après avoir causé une fois avec lui, s’enfuyaient ensuite du plus loin qu’ils l’apercevaient. Nulle part, on n’aime un homme qui nous prouve que nous sommes des ignorans ou des niais. Cependant la cause la plus grave de la haine qu’inspirait Socrate à un grand nombre de ses concitoyens paraît avoir été ses relations avec des hommes qui avaient fait le plus grand mal à leur pays, Alcibiade et Critias. L’un et l’autre furent ses disciples, et, bien qu’il n’approuvât nullement leur conduite, il leur conserva toujours, comme il semble, un attachement singulier. En outre, il ne déguisait pas son mépris pour la constitution athénienne. « Vous tirez vos magistrats au sort, disait-il ; au moment de vous embarquer aimeriez-vous prendre pour pilote l’homme que le hasard aurait désigné ? » En matière de religion, il était décidément hétérodoxe, et, sans parler de son génie, il laissait trop voir son opinion sur les mythes de l’état, amas informe de superstitions dont on n’avait pas même encore essayé de faire ressortir quelques préceptes de morale. La religion chez les anciens, disons mieux, la superstition, changeait à chaque ville, presque à chaque bourgade ; mais malheureusement elle était