Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/672

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

esclaves, en y comprenant le Canada, constituent un second groupe, et que le troisième, stérile en partie, puissant d’ailleurs par les mines de la Californie, embrasse les contrées de l’ouest. Avant 1845, les défrichemens de la civilisation n’avaient point dépassé une ligne qui, prolongée depuis le fond du golfe du Mexique jusqu’au lac Supérieur et formant un angle à l’extrémité de ce lac pour aller rejoindre l’embouchure de la rivière Saint-Laurent, comprenait à peu près le tiers de l’Amérique septentrionale. La pointe que les Américains viennent de pousser en Californie traverse le continent tout entier depuis l’Atlantique jusqu’à la Pacifique ; événement imprévu, l’un des faits les plus considérables du siècle où nous sommes, important non-seulement par les métaux précieux qui entrent en circulation, mais par la solidarité qu’il établit entre les diverses parties du Nouveau-Monde.

Notre Europe, ce vieux pays que le doux railleur Franklin appelait, non sans ironie, « sa bonne grand’mère, » que deviendra-t-elle un jour en face de l’inévitable développement du monde nouveau ? Quelque chose comme la Grèce antique en face de la moderne Europe. Les néo-Romains de ce monde blasé ont-ils raison de chercher, en dépit du passé, l’autonomie américaine dont ils ne possèdent pas même le germe ? Cette question regarde les maîtres de nos destinées, les hommes politiques ; je la leur livre. Si je la résolvais et si je disais ce que j’en sais, les Byzantins de mon temps, toujours trompés par la subtilité de leur esprit et le mensonge qu’ils pratiquent, ne manqueraient pas de croire que je veux mettre aussi la main aux affaires du pays, et que je fais semblant d’être un philosophe pour devenir quelque chose comme un chef de parti. Qu’ils se rassurent. J’ai bien meilleure envie d’aller faire leurs portraits dans quelque solitude et pratiquer ce qu’ils simulent sous quelque modeste toit puritain, près de Rome dans le New-Hampshire, ou de Carthage dans le Massachusets ; là je prêterai encore l’oreille à ce beau cantique, rude de versification, admirable de sens, devise de l’Amérique, et qui n’a pas cessé de résonner dans mon cœur depuis que je l’entendis en Angleterre[1]

« O Dieu ! nous avons bien besoin de force ; il nous en faut pour attendre et souffrir, pour combattre et travailler, pour subir, pour défendre les femmes, pour espérer contre le destin, pour sourire à la terreur, à la douleur et à la mort. Vigueur des bras, vigueur de l’ame, ne languissez pas, et que Dieu vous conserve ! »


PHILARÈTE CHASLES.

  1. The Strength to toil, the Strength to bear, the Strength’mid terrors to hope on, etc,