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chefs cacher des couteaux dans leurs ceintures, prit deux pistolets d’arçon et un poignard. Tout à coup le long hurlement de guerre des Indiens retentit de la poupe à la proue ; les femmes repoussent leurs pirogues en mer avec leurs pagaies et prennent le large. Chaque matelot sans défense est assailli par un Indien qui l’égorge ; M. Mackay, le seul armé, en tue deux, est massacré, et aussitôt jeté à la mer. M. Ross s’y élance lui-même et est recueilli par les femmes, qui, debout dans leurs pirogues, poussaient de longs cris de fureur. En cinq minutes, tout était fini. Le seul blanc qui restât à bord était Étienne Weeks, armurier, qui avait saisi une hache, et qui, se défendant comme un lion, se réfugia dans la soute aux poudres. Sa vengeance fut digne de celle dont il était victime. Quelques minutes après, le navire sauta en l’air, et cent soixante-quinze Indiens sautèrent avec lui, couvrant la mer de débris et de cadavres, lançant jusque dans les pirogues les membres mutilés et noircis. Telle fut la terreur imprimée à la tribu par ce drame épouvantable que les femmes n’osèrent pas toucher à M. Ross et le déposèrent sur le rivage. Il alla retrouver, à travers les bois, les autres aventuriers que le capitaine avait déposés sur les bords de la Colombie.

Ici nouveaux désastres ; l’expédition astorienne n’avait pas mesuré ses forces. Tout dans ce monde est un art. Planter un arbre, l’abattre, construire une maison, même une hutte, semer, recueillir, chacune de ces opérations simples a coûté des siècles à l’éducation de l’humanité, qui n’est grande que par le progrès, l’accumulation des connaissances et leur exploitation habile. Les grands arbres qui enveloppaient de toutes parts les aventuriers étaient tellement serrés et enlacés dans leurs rameaux et leurs branches, que la hache ne savait où frapper. Parmi ces hommes hardis et forts, pas un bûcheron ; l’apprentissage qu’ils eurent à faire leur coûta beaucoup, comme on va voir. On commença par abattre avec beaucoup de peine des rameaux et des branches dont on fit une espèce d’échafaud qui s’élevait à côté de l’arbre gigantesque qu’il s’agissait de renverser. Des haches dont le manche avait de deux à cinq pieds commencèrent à travailler dans la forêt ; le bruit de l’acier et du fer qui tombaient sur les troncs noueux de ces vieux colosses retentissait au loin. À peine le tranchant des meilleures haches faisait-il quelque impression sur les géans séculaires. À chaque nouveau coup porté, à chaque frémissement du feuillage, les colons regardaient autour d’eux, non sans terreur. Tantôt l’arbre se précipitait, écrasant l’échafaud et ceux qui l’occupaient, tantôt il s’arrêtait sur les branchages supérieurs des chênes voisins ; souvent aussi les Indiens, attirés par le bruit, se cachaient derrière les halliers, et tuaient à coups de flèches les usurpateurs de leurs domaines. Lorsque trois ou quatre de ces vieux arbres, se penchant dans la même direction venaient