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l’indépendance prochaine, la propriété et la culture de la terre achetée de ses épargnes. La terre aux États-Unis étant immense par rapport au capital, ils n’ont pas eu grand’peine. Le champ est moral ; le capital l’est moins. Le champ est religieux ; il lie, il attache au sol ; il relève l’homme. Les improbités dont on se plaint en Amérique viennent du capital libre et du spéculateur hardi ; mais, comme la base morale du champ à cultiver y est gigantesque, elle balance et fait plus que balancer les fraudes ou les aventures du capital ; elle finit même par le moraliser.

On sait ce qu’est la vie des manufactures en France, comment existent les ouvrières de Paris, combien de victimes la situation des femmes jette à la prostitution, quels étranges et abominables métiers crée l’entassement des hommes dans les grandes villes ; on sait aussi quelle éducation reçoivent dans nos rues et nos places publiques les enfans du peuple, et comment se développe l’intelligence de la jeune fille placée dans le même milieu. Lois, gouvernemens, ministres, administrateurs que l’on accuse sans cesse, ne peuvent rien contre les entraînemens faciles, les lectures perverses, la misère qui dévaste, l’exemple qui corrompt, l’angoisse qui désespère, l’indifférence qui irrite, la jalousie qui ronge, les jouissances que l’on convoite et l’iniquité qui aggrave le mal. Faites donc renaître, pour guérir ces plaies, le principe chrétien, que le calvinisme avait poussé jusqu’à la dureté, et qui consacrait le labeur de tous en le fondant sur la faiblesse de l’homme et son imperfection naturelle. Est-ce là le fonds moral que la civilisation française du passé a légué à nos ouvriers et à nos ouvrières ? Cette fille du peuple vive, généreuse, spirituelle et facilement amusée, dont un observateur récent[1] trace un portrait tristement gai, n’est ni moins laborieuse ni moins bien douée que l’ouvrière américaine de Lowell, mais elle est placée dans un milieu tout différent. « Elle ne quitte l’aiguille que le dimanche à trois heures ; de messe ou de service religieux, en général pas d’apparence ; elle prépare son sobre dîner et pense au bal, comme le nègre oublie le couscoussou pour la danse ; enfin elle est heureuse, elle va au bal, ce qui n’est pas un grand crime. L’orage vient, sa belle robe blanche est flétrie, le travail de la semaine perdu. — C’est comme cela, dit-elle, qu’on achète toujours et qu’on n’a jamais rien. — Revenez le lundi suivant ; la belle robe blanche est là, fraîche et brillante ; on va danser. » A cette ouvrière isolée, dont le catholicisme ne soutient plus la jeunesse et l’inexpérience, qui n’a plus d’asile au couvent, que l’antique esprit de famille ne protège plus et dont les bals publics sont devenus le sanctuaire, opposons l’ouvrière américaine de Lowell, fille de fermier ou d’ouvrier, et exploitée par le

  1. M. Robert Guyard. Essai sur l’état du Paupérisme, etc.