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profond des littératures grecque et latine, cette richesse de souvenirs classiques qui ne l’abandonne jamais, et qui répand, même sur ses plus légères pages, un, reflet de l’élégance antique.

Ce parfum lointain, si rare et si doux, si cher aux esprits délicats, surtout dans ces tristes temps où des réalités brutales s’abattent, comme les harpies de Virgile, sur les festins de l’intelligence, d’où s’exhale-t-il mieux que des écrits de M. Joubert, ame fine et charmante, enfant du XVIIe siècle, dépaysé dans le nôtre ? Les Pensées de M. Joubert sont bien connues de la plupart de nos lecteurs, et elles ont été, ici même, le sujet d’appréciations ingénieuses qui ne laisseraient que bien peu à butiner après elles ; mais leur succès et leur mérite n’étaient pas en proportion avec la publicité trop restreinte et trop incomplète que leur avait donnée une première édition. Bien que rien ne manquât à cette douce et discrète gloire, pas même l’honneur d’être épargnée par ces Mémoires d’Outre-Tombe qui n’épargnent presque personne, on a compris que ce n’était pas assez de l’honorer, qu’il fallait la répandre. C’est à ce besoin que répond l’édition nouvelle, beaucoup plus complète que l’autre, et dont le frère de M. Joubert a voulu faire à la fois un monument littéraire et un pieux souvenir de famille. Cette édition avait été commencée par M. Paul Raynal, écrivain distingué lui-même, que la mort a surpris avant qu’il eût terminé son œuvre. Le frère de M. Joubert, beau-père de M. Raynal, a repris, malgré son grand âge, ce précieux travail, et il nous le livre aujourd’hui, précédé d’une intéressante notice sur son frère et sur son gendre. Ces souvenirs de deuil, d’affection brisée, ce vieillard octogénaire s’arrêtant au seuil de deux tombes pour arracher à l’oubli des pages qui, par leur perfection et leur élégance, semblent d’un autre temps que le nôtre, ce premier biographe de M. Joubert qui devient à son tour l’objet d’un douloureux hommage et d’un funèbre récit, tout cela forme un ensemble d’une harmonieuse tristesse, et ajoute au mélancolique intérêt du livre. Quand tout s’épaissit autour de nous et va grossissant le bruit et le tumulte, il semble que cet ingénieux atticisme, cette grace souriante et attristée, cette pénétrante analyse des détours et des délicatesses de l’ame, ce sentiment exquis de tout ce qui se dit à demi-mot et s’éclaire à demi-teinte, ce style baigné dans les belles eaux virgiliennes, tout ce trésor de qualités aimables qui compose la physionomie littéraire de M. Joubert, ne puisse plus nous apparaître qu’à travers des ombres, en des perspectives fuyantes et voilées.

La poésie a aussi sa part de proscriptions et de disgraces dans les crises douloureuses qui nous absorbent. Qui lit des vers aujourd’hui ? Et cependant on en écrit encore ; chaque année, chaque mois voit éclore des volumes de poésies nouvelles où se reflète, en accens affaiblis, comme amoindri par la distance, ce lyrisme qui fut la gloire de la génération précédente. Les auteurs de ces volumes se plaignent d’ordinaire dans leurs préfaces de l’abandon réservé à leurs vers ; ils en accusent le positivisme de ce siècle, et se lamentent d’être nés dans un temps trop prosaïque pour encourager leurs essais. C’est, selon nous, le contraire qu’il faudrait dire : notre siècle est trop poétique, trop sillonné de ces catastrophes, de ces douleurs, de ces péripéties formidables, auprès desquelles pâlissent toutes les épopées et tous les drames, pour prêter l’oreille à une voix individuelle, à une inspiration isolée, si elle ne dépasse en