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des époques tourmentées, se replient sur eux-mêmes, retournent avec une sorte d’obstination douloureuse, aux sujets habituels de leurs méditations et de leurs travaux, et s’y attachant plus encore, à mesure qu’on les leur dispute, semblent résolus à faire de leur persévérance une protestation silencieuse contre les idées qui passionnent, entraînent, absorbent leurs contemporains.

Là, comme partout, les deux extrêmes ont leurs inconvéniens. L’intervention active de la littérature dans la politique a eu de nos jours des conséquences qu’on pourrait, hélas ! traduire par des noms propres, et sur lesquelles il est superflu d’insister. D’une autre part, l’abstention complète des esprits fins et cultivés dans les momens difficiles laisse évidemment une lacune dans l’ensemble des forces que la société menacée oppose à ses ennemis. Il y a dans ce désistement absolu quelque chose de coupable, un commencement de défection dont peuvent également se plaindre la société et la littérature : l’une, parce qu’il la prive d’auxiliaires sur lesquels elle avait droit de compter ; l’autre, parce qu’il donne envie de croire que, parmi les hommes qui s’illustrent dans les lettres, tous ceux qui ne sont pas dangereux sont au moins inutiles.

Il est possible heureusement de s’accorder et d’échapper à ce double péril, si l’on veut bien se souvenir que tout se tient et s’enchaîne. dans le domaine de l’intelligence, qu’une idée juste, un sentiment vrai, un noble souvenir, exprimés avec talent par un écrivain d’élite, peuvent, sans le faire sortir en rien de sa sphère ni, le compromettre dans le pêle-mêle, lui donner sa légitime part d’influence dans le mouvement général de son époque ; que l’histoire, la poésie, le drame, la critique, la discussion sereine et élevée, lui offrent mille moyens de toucher aux points qu’on attaque, de donner à la défense le ton et la mesure : que l’essentiel pour lui n’est pas d’être officiellement admis parmi les pouvoirs politiques, mais d’apporter, sans caractère apparent, un concours moral dont l’autorité et la puissance sont d’autant moins contestées que rien ne les impose, et que celui qui les accepte, garde à la fois la liberté de choisir et le mérite d’avoir bien choisi. On le comprend, dans ces conditions et ces limites, l’écrivain peut, se fortifier et grandir : son égale fidélité à la tâche que lui désignent ses aptitudes et à celle que lui indiquent les dangers de son pays est la meilleure réponse qu’il puisse opposer à ceux qui regardent les lettres comme une superfluité brillante, tolérable en temps de calme, condamnée, en temps de crise, à l’abandon et à l’oubli.

Ces remarques, naturellement suggérées par le spectacle de ce qui se passe sous nos yeux, peuvent servir à expliquer pourquoi nous avons vu, depuis deux ans, s’effacer ou s’amoindrir des talens qui s’étaient annoncés avec des allures sérieuses et des prétentions élevées, et pourquoi des esprits moins graves, moins pesamment armés pour le débat et pour la lutte, se sont tirés sains et saufs de nos douloureuses épreuves, et y ont même trouvé parfois un accent plus vif, plus irrésistible et plus convaincu. On dirait que leur futilité même, en les dégageant de tout intérêt trop direct dans ces luttes ambitieuses, les a sauvés du naufrage, et a maintenu intactes leur vivacité de physionomie et leur liberté d’allure. Parmi ces heureux écrivains qui ont poursuivi leur route d’un pas leste et sûr, sans permettre aux événemens de ralentir ni d’embarrasser leur marche, il est juste de compter M. Janin ; ce qui l’a préservé, dans cette déroute de la littérature proprement dite, ce qui lui a donné plus de saillie et de relief au moment