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le secourt, si ce n’est quelques bonnes ames dévotes et charitables attachées encore à la foi des anciens jours ; mais qu’à un certain moment ce malheureux descende dans la rue, tombe d’inanition sur un trottoir, alors tous se rassemblent et lui donnent les secours dont il n’a plus besoin peut-être. Quand on lui parle de la douleur, pour peu qu’il soit momentanément heureux, le Français s’émeut à ces récits, il oublie que c’est une réalité, et il frissonne comme à la vue d’un drame, comme à la lecture d’un conte terrible. Il en est ainsi de la mort : le Parisien sait vaguement que tous les hommes sont mortels ; il le sait comme une sorte de vague axiome philosophique, il le sait comme on sait cette majeure de l’exemple ordinaire du syllogisme : tout homme est mortel, — et au besoin il pourrait en tirer la mineure et la conclusion, répondre, comme un écolier qui sait bien sa leçon, que, lui aussi étant homme, il est par conséquent mortel ; mais voilà tout. Il est anti-chrétien par rapport à cette idée de la mort, il l’évite, il se croit volontiers d’une sorte de race intermédiaire entre les dieux et les hommes, d’une race de génies immortels. Il fait tout ce qu’on peut faire pour s’éviter le spectacle de cette douloureuse solution de la vie. Il voile ce spectacle terrible, il en a peur, et les règlemens de police prêtent lâchement leur secours à cette frayeur indigne d’un homme.

Nous n’exagérons rien. On dirait en vérité que tout a été combiné pour rendre le peuple français athée et anti-chrétien. Par tolérance de la police, tous les soirs le plaisir impur passe devant la porte du Parisien ; mais les splendides processions du christianisme, les Rogations, la Fête-Dieu, sont interdites. Que voulez-vous ? les Parisiens ont leurs affaires, ces processions gêneraient la circulation, les omnibus ne pourraient marcher, et c’est pourquoi il est défendu aux symboles divins, à jamais adorables, de se montrer au milieu des rues pour purifier par leur présence tant d’impuretés, tant de souillures, tant d’infamies qui y passent chaque jour. La mort, elle aussi affaire de voirie et de police. N’attristons pas les yeux et le cœur des habitans de Paris. Que tout se passe en secret et d’après les décrets de l’administration. On n’expose pas ici, comme dans les provinces, la bière toute nue, recouverte d’un pâle linceul, devant la porte de la maison du mort ; on ne place pas au pied le verre d’eau bénite dans lequel trempe la triste branche de buis, le bois des morts. Les prêtres ne viennent pas le chercher sur son seuil pour le conduire eux-mêmes à l’église ; ils n’entonnent pas en l’accompagnant les terribles antiennes des morts. Ainsi ce respect de l’église devant la mort est lui-même effacé. On lui porte le mort, et l’administration publique le lui dépose en semblant dire : J’ai fait mon métier, fais le tien. Ah ! dans ce temps où on calcule tout, qui calculera cependant ce que ce dur et instructif spectacle de la mort peut faire éclore de pensées saines et nobles et de religieuses actions ? Mais j’ai vainement cherché chez le peuple parisien le moindre instinct de l’idée de la mort : il ne s’en doute pas du tout. Il se bat très bien, il se suicide supérieurement, il se pend avec coquetterie, s’asphyxie avec grace et se jette galamment dans la Seine ; mais mourir par le suicide ou par l’émeute, à proprement parler, ce n’est pas mourir, c’est cesser d’être par accident. Pour un chrétien, mourir par la guerre civile ou par le suicide, cela s’appelle mal mourir. Or, le peuple parisien sait mal mourir, ce qui prouve infailliblement qu’il ne sait pas bien vivre. Ah !