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populations russes ; et quant à l’administration russe, elle dérive des importations occidentales de Pierre-le-Grand, de l’esprit centralisateur d’alors et de la bureaucratie autrichienne. Ni dans la souveraineté ni dans l’administration russe on ne peut donc reconnaître la création spontanée du génie national.

Il faut avouer que cette alliance bizarre de la pensée mongole avec la pensée occidentale dans la personne de Pierre-le-Grand a donné à la Russie ce que les autres races slaves ne possèdent point encore, à savoir un système ; de gouvernement et d’administration à la fois unitaire et stable. Il n’en est pas moins vrai que Pierre-le-Grand a poussé la pensée russe hors de ses voies ordinaires et naturelles, et que pour la discipliner il a dû en quelque sorte la mutiler. C’est le secret de ce combat qui se livre jusque dans la conscience du gouvernement entre l’idée étrangère et l’idée nationale. Cette lutte, on ne l’ignore point, prit une forme saisissante et dramatique dans la famille de Pierre-le-Grand, entre Pierre lui-même et son fils Alexis. Ce jeune prince était russe par son éducation et ses habitudes ; l’esprit slave respirait et soutirait en lui. Son cœur, porté par une inclination naturelle vers tout ce qui était slave, éprouvait une irrésistible terreur à la vue des mœurs étrangères qui se substituaient aux traditions nationales. Telle fut la cause de la fuite d’Alexis. Il rentra dans l’empire sur des promesses de pardon qui ne furent point tenues, et mourut empoisonné dans sa prison ; mais sa pensée est revenue plus d’une fois tourmenter les successeurs de Pierre-le-Grand : elle apparut aux yeux de Catherine dans la personne de son fils Paul, prince honnête et religieux, vrai Slave, d’un esprit par malheur inconsistant ; cette même pensée a jeté sur Alexandre cette teinte de libéralisme et de mélancolie qui le distingue entre tous les princes de sa maison ; et c’est encore elle qui perce dans les efforts tentés par l’empereur actuel pour ressaisir la direction du génie slave, tout en conservant le bénéfice de la souveraineté absolue et de la centralisation instituée par Pierre-le-Grand.

Cependant, à l’heure même où la politique russe cherchait à se retremper ainsi dans l’esprit slave, celui-ci prenait en dehors de son action des forces nouvelles. En présence de ce panslavisme officiel, formé du mélange des deux principes, une autre théorie s’était produite ; on voyait naître dans les écoles tchèques, polonaises et illyriennes une doctrine nouvelle, fondée sur les traditions slaves dégagées autant que possible de tout élément hétérogène. C’est cette doctrine qu’il faut connaître, si l’on veut comprendre le vrai sens de la lutte engagée en ce moment dans le sein de l’Europe orientale entre les divers peuples d’origine slave. Le théâtre de cette lutte est vaste ; il commence aux bords de l’Adriatique et s’étend par-delà l’Oural jusqu’aux confins de la Chine, sur le sol de trois empires, la Turquie, l’Autriche et la Russie.