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innovait d’une part en philanthropie sociale et de l’autre en distinction de droits et de rangs selon la naissance, qui relevait la noblesse de sa décadence politique et rabaissait les positions faites par le temps au tiers-état, cette constitution antilogique et anti-historique n’avait pas chance d’être populaire un seul jour, si du monde des rêves elle eût passé dans celui des faits réels. La monarchie en France, quand elle cesserait d’être absolue, devait rester administrative ; la liberté en France devait se fonder, non sur une séparation plus marquée, mais sur la fusion des ordres, non sur l’abaissement, mais sur l’élévation continue des classes roturières. La mort du dauphin à peine âgé de trente ans emporta ces projets et les espérances qui s’attachaient à son règne[1]. Louis XIV ne connut que d’une manière vague les plans élaborés par son petit-fils dans le secret de l’intimité[2]. Il s’applaudissait de l’esprit sérieux et des hautes qualités du jeune prince, mais le reste était pour lui un objet de défiance ou d’antipathie[3], et cela autant par sa droiture de sens que par ses instincts despotiques. S’il avait en lui-même une foi extravagante, il croyait profondément à la sagesse de ses ancêtres, à l’efficacité civilisatrice de ce pouvoir uni et concentré qu’il avait reçu d’eux, dont il abusait sans doute, mais qu’il développait dans le même sens qu’eux. Au milieu des pompes de sa cour, il était niveleur à sa manière ; pour lui, le mérite avait des droits supérieurs à ceux de la naissance ; il ouvrait de plus larges routes à l’ascension des hommes nouveaux ; au lieu de diviser, il unissait. Il travaillait à rendre complète l’unité politique du pays, et, sans le savoir, il préparait de loin l’avènement de la grande communauté une et souveraine de la nation.

Ainsi, malgré ses défauts trop manifestes, la politique de Louis XIV était plus intelligente et valait mieux pour l’avenir que les imaginations spécieuses des réformateurs de son temps ; il comprit quelle devait être sa tâche après l’œuvre de ses devanciers, et il la remplit fidèlement, selon la mesure de ses forces. Qu’on lui accorde ou qu’on lui refuse le nom de grand qui lui fut décerné par une admiration

  1. Il était né le 6 août 1682, et mourut le 18 février 1712.
  2. Après la mort du duc de Bourgogne, le roi se fit apporter une cassette remplie de ses papiers secrets, qui furent brûlés. Il donna cet ordre, non, comme on l’a cru, par dépit et après un complet examen, mais par suite d’une ruse du duc de Beauvilliers, qui l’ennuya en lui lisant de longs mémoires sans intérêt, pour lui ôter l’envie de prendre lecture du reste. Une autre cassette, contenant des pièces relatives aux choses convenues entre le prince et ses amis, fut sauvée par ces derniers. Voyez les Mémoires de Saint-Simon, t. XII, page 267.
  3. On connaît le mot du roi après une conversation qu’il voulut avoir avec Fénelon sur ses principes de gouvernement : « J’ai entretenu le plus bel esprit, et le plus chimérique de mon royaume. » Voyez Voltaire, Siècle de Louis XIV, t. II, ch. XXXVIII, p. 452, édit. Beuchot.