Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/477

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce temps, le plus beau du règne, la prospérité publique eut pour mesure le degré d’influence de sa pensée sur la volonté du roi.. Cette pensée, dans sa nature intime, se rattachait à celle de Richelieu, pour la mémoire duquel Colbert professait un véritable culte[1]. Dès son entrée au conseil, il fit reparaître les plans du grand ministre, et se proposa pour but l’exécution de tout ce que cet homme extraordinaire n’avait pu qu’ébaucher, indiquer ou entrevoir. L’oeuvre de Richelieu s’était accomplie dans la sphère des relations extérieures ; mais il n’avait pu que déblayer le terrain et tracer les voies pour la réorganisation intérieure du royaume. Par la diplomatie et par la guerre, lui et son habile successeur avaient assuré à la France une situation prépondérante parmi les états européens ; il s’agissait de lui donner un degré de richesse et de bien-être égal à sa grandeur au dehors, de créer et de développer en elle tous les élémens de la puissance financière, industrielle et commerciale. C’est ce qu’entreprit un homme qui n’avait ni le titre ni les droits de premier ministre, serviteur d’un monarque jaloux de son autorité personnelle et ombrageux en ce point jusqu’à la manie[2]. Richelieu avait fait de grandes choses dans sa pleine liberté d’action, Colbert en fit de non moins grandes sous la dépendance la plus étroite, avec la nécessité de plaire dans tout ce qu’il lui fallait résoudre, et avec la condition de ne jamais jouir extérieurement du mérite de ses propres actes, de prendre pour soi dans le pouvoir les soucis, les mécomptes, les injustices populaires, et de porter sur autrui le succès, la gloire et la reconnaissance publique.

Rien de plus étrange que le contraste des figures et des caractères dans cette association au même travail qui liait l’un à l’autre Louis XIV et Colbert : le roi, jeune et brillant, fastueux, prodigue, emporté vers le plaisir, ayant au plus haut degré l’air et les goûts d’un gentilhomme ; le ministre, joignant aux fortes qualités de la classe moyenne, à l’esprit d’ordre, de prévoyance et d’économie, le ton et les manières d’un bourgeois. Vieilli avant l’âge dans des devoirs subalternes et des travaux assidus, Colbert en avait gardé l’empreinte ; son abord était difficile,

  1. « Colbert, fidèle observateur des maximes de Richelieu jusqu’à s’en attirer des plaisanteries de la part du feu roi… Quand il s’agissait d’une affaire importante, le feu roi disait souvent : « Voilà Colbert qui va nous dire : Sire, ce grand cardinal de Richelieu, etc. » (Mémoire de M. de Valincourt sur la marine, joint aux Mémoires du marquis de Villette, publiés par M. de Montmerqué pour la Société de l’histoire de France, page LII.)
  2. « Quant aux personnes qui devoient seconder mon travail, je résolus, sur toutes choses, de ne point prendre de premier ministre, et, si vous m’en croyez, mon fils, et tous vos successeurs après vous, le nom en sera pour jamais aboli en France, rien n’étant plus indigne que de voir d’un côté toute la fonction, et de l’autre le seul titre de roi. Pour ce dessein, il étoit absolument nécessaire de partager ma confiance et l’exécution de mes ordres, sans la donner tout entière à pas un. » (Œuvres de Louis XIV, t. I, page 27.)