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Le cœur de Christine battait avec violence : elle eut du courage. Se laissant glisser sur le tronc d’arbre, ses pieds atteignirent la terre, et, de là, séparée de la barque qui ne pouvait approcher tout-à-fait du rivage :

— Adieu, Herbert, dit-elle ; je serai un jour votre femme, aimante et fidèle ; je le serai, je le veux ! Prions Dieu tous les deux pour que sa volonté fasse promptement venir ce temps heureux ! Adieu, je vous aime ! adieu, et à revoir, car je vous aime !

La haie de roseaux et de saules s’entr’ouvrit pour livrer passage à la jeune fille. On entendit quelques petites branches craquer sous ses pas, un peu de bruit dans l’herbe et dans les buissons, comme lorsqu’un oiseau s’envole ; puis le silence revint. — Herbert pleurait.

Huit heures sonnaient à l’horloge de la maison aux briques rouges. Dans le parloir, qui servait de salon, la famille du négociant Van Amberg se trouvait réunie pour le déjeuner. Une seule personne manquait. Christine n’était pas de retour. Près de la cheminée, le chef de la famille, Karl Van Amberg, se tenait debout, ayant à ses côtés son frère, qui, quoique plus âgé que lui, lui avait cédé les prérogatives du droit d’aînesse et le laissait maître de la communauté. Mme Van Amberg travaillait près d’une fenêtre, et ses deux filles aînées, blanches et blondes Hollandaises, faisaient les apprêts du déjeuner.

Karl Van Amberg, le chef redouté de toute cette famille, était d’une haute stature ; il y avait de la raideur dans sa démarche, de l’impassibilité dans sa physionomie. Son visage, dont les traits paraissaient d’abord insignifians, exprimait le besoin de dominer. Ses manières étaient froides. Il parlait peu, jamais pour louer, quelquefois pour blâmer en termes secs et impérieux. Son regard précédait ses paroles, et les rendait à peu près inutiles, tant cet œil, d’un bleu pâle, enfoncé et petit, pouvait, par moment, se faire énergiquement entendre.

L’ambition et la patience avaient amené Karl Van Amberg à faire seul sa fortune. Ses vaisseaux sillonnaient les mers. Jamais aimé, toujours honoré, il avait partout un grand crédit. Maître absolu chez lui, l’idée ne venait à personne d’hésiter devant une de ses volontés. Tout se taisait et s’inclinait sur son passage. En ce moment, il se tenait appuyé contre la cheminée. Ses vêtemens noirs étaient fort simples, mais non dénués d’une austère élégance.

Guillaume Van Amberg, son frère, avait une nature en tous points opposée à celle de Karl ; il serait resté pauvre avec le mince héritage de ses pères, si Karl n’avait voulu être riche. Il remit entre les mains de son frère sa modique fortune, en lui disant : « Fais pour moi comme pour toi ! » Attaché au coin de terre qui l’avait vu naître, il vivait en paix, fumant, souriant, apprenant de temps à autre que quelques centaines de mille francs lui étaient arrivées. Un jour, on lui fit savoir