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présenta trop ouvertement en vainqueur qui vient faire des conditions. Par ses allures impérieuses, il fournit au ban, non moins que lui chevaleresque et plus habile, l’occasion d’un facile triomphe. Tous les honneurs des négociations restèrent donc au chef populaire des Croates. O n sait que Batthyany, en le quittant, lui insinua que les Magyars étaient prêts à aller imposer leur volonté aux Croates chez eux, et lui donna rendez-vous sur la Drave, qui sépare les deux peuples. Jellachich répliqua qu’ils se reverraient auparavant sur le Danube, et c’est lui qui devait bientôt tenir parole.

Les intérêts des Slaves étaient conformes à ceux de l’Autriche ; Jellachich saisit résolûment l’occasion d’affranchir ses concitoyens de la centralisation magyare et d’établir sa fortune politique au cœur même de l’empire. Batthyany vit dans l’alliance des Autrichiens avec les Slaves une double trahison, et il déploya tout ce qui lui restait d’énergie pour briser cette alliance. Les protestations, les adresses à l’empereur, les députations, toutes les ressources que la légalité pouvait offrir, il en tira parti. En présence de l’invasion de Jellachich au cœur de la Hongrie, le ministre magyar fut obligé de pourvoir à la défense du pays. Cependant il ne désespérait point encore d’obtenir une pacification du palatin l’archiduc Étienne, jeune prince élevé dans les idées et dans les mœurs magyares, qui semblait ainsi l’homme le plus propre à réconcilier la Hongrie avec l’Autriche. Depuis long-temps, on attribuait à l’archiduc Étienne des ambitions qui ne laissaient pas d’être grandes ; le patriotisme magyar s’était toujours plu à voir en ce prince une ressource, disons mieux, un chef pour les grandes éventualités. C’était une illusion comme toutes les espérances des Magyars.

Placé entre ses devoirs de famille et les intérêts de son ambition personnelle, le jeune prince sembla craindre d’assumer une trop haute responsabilité, et disparut soudainement de la scène en laissant les partis aux prises et Batthyany dans le désespoir. Batthyany ne pensait point que la Hongrie fût en mesure de chercher une indépendance absolue, ni qu’elle pût songer à rompre les liens qui l’unissaient à l’Autriche. Au fond pourtant, il nourrissait une pensée non moins chimérique : c’était de faire à la Hongrie une situation telle dans l’empire, qu’elle pût le dominer par l’influence d’une population centralisée de quatorze millions d’ames. La révolution qui éclata à Vienne le 6 octobre, soudoyée par Kossuth dans la pensée d’intéresser les libéraux allemands à la cause magyare contre le gouvernement et les Slaves, développa des principes de radicalisme qui n’entraient point dans les idées de Batthyany ; mais cet événement répondait trop bien à ses sympathies germaniques et opérait d’ailleurs une diversion trop favorable en apparence à la Hongrie, pour qu’il le vît avec déplaisir. Cependant la part que Kossuth avait prise ostensiblement à la révolution de Vienne allait placer la Hongrie dans une situation nouvelle vis-à-vis de l’Autriche. Les radicaux avaient vaincu facilement une garnison très faible prise au dépourvu. L’arrivée de Jellachich et de Windischgraetz devant Vienne mettait le parti radical dans la nécessité d’implorer le secours de ces mêmes Magyars au nom desquels la révolution s’était accomplie. Les Magyars se voyaient donc forcés d’attaquer l’Autriche sur son propre terrain ; la lutte changeait de caractère. Il ne s’agissait plus de réduire Jellachich à l’obéissance ; il fallait, sous peine de déshonneur, s’insurger contre l’Autriche : c’est là ce que Batthyany avait toujours voulu éviter. Comment dominer désormais les passions