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et ses vues aristocratiques. C’était un whig qui croyait pouvoir sauver sa classe en lui assurant l’initiative des innovations nécessaires. Il avait compris combien son parti avait intérêt à s’attacher un orateur aussi disert que M. Kossuth ; pour l’introduire dans le parlement, il fallait aider à son élection ; Batthyany ne recula devant aucun sacrifice, et l’on assure qu’il ne dépensa pas moins de cent mille florins à la manière anglaise. Par cela même, il devait être porté à conserver à l’égard de M. Kossuth une attitude de protection, et en aucune occasion il ne comptait suivre en sous-ordre la politique du populaire agitateur. Quoique Batthyany eût par momens de l’éloquence, de celle qui jaillit spontanément sous l’impression des circonstances, il avait besoin de la parole exercée de Kossuth, et il avait espéré en faire l’organe amical de ses propres intentions. En des temps ordinaires, une alliance eût été possible entre ces deux hommes ; Kossuth l’eût subie. Avant la crise révolutionnaire qui lui a donné l’appui des masses, il ne pouvait marcher que d’accord avec la noblesse libérale. Cette crise, en affranchissant en partie Kossuth de cette nécessité, a rendu son entente avec Batthyany plus difficile ; si elle ne s’est pas brisée soudainement, la diversité des deux natures et des deux situations devait, dès le lendemain de la révolution, produire des tiraillemens et amener enfin une rupture. Batthyany ne saurait donc être regardé comme responsable de tout ce que Kossuth a pu entreprendre. Kossuth est sorti bien vite des limites de la légalité ; c’est un des traits du caractère de Batthyany d’avoir toujours voulu s’y renfermer.

Souvent la légalité est bien différente du droit, et il en était ainsi pour les Magyars, peuple à la fois conquis et conquérant, au milieu d’un empire qui se disloquait pour se rétablir sur de nouvelles bases. La difficulté était d’imaginer une politique qui, s’appuyant sur les vieux traités, mit la race magyare le plus possible à l’abri des prétentions du pouvoir central autrichien, et donnât à cette race le plus de moyens d’agir sur les divers peuples de la Hongrie. En un mot, les Magyars voulaient d’un côté plus d’indépendance, et de l’autre une domination plus facile. Batthyany représentait cette politique avec toute la hauteur et toute l’impétuosité de son caractère. Il prit une part très active aux conquêtes que fit la diète hongroise sur le gouvernement autrichien pris au dépourvu par la révolution. La Hongrie était dans la légalité et dans son droit en réclamant le bénéfice de la pragmatique-sanction qui l’unissait à l’Autriche. Par malheur, elle blessait gravement, d’autre part, des droits très respectables, le droit naturel, l’intérêt précieux de peuples qui songeaient, eux aussi, à profiter de la révolution récente. Le mouvement que les Magyars accomplissaient dans leurs relations avec l’Autriche, les Croates, les Serbes et les Valaques se croyaient très légitimement autorisés à le tenter dans leurs rapports avec les Magyars. L’orgueil de Batthyany se soulevait à cette pensée. L’esprit conquérant de sa nation s’était incarné en lui. Les Slaves et les Valaques qui réclamaient leur autonomie n’étaient, à ses yeux, que des sujets rebelles ou d’aveugles instrumens de la politique autrichienne ; qu’il ait poussé ce sentiment plus loin que de raison, et qu’il ait, en l’exagérant, contribué plus qu’aucun de ses concitoyens à provoquer l’agression du ban Jellachich, personne ne peut le contester. Dans les négociations qui s’ouvrirent à Inspruck auprès de l’empereur entre le ban qui semblait tombé en disgrace et le ministre magyar Batthyany, la modération ne fut pas toujours du côté de celui-ci. Il s’y