Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/371

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Adrienne demeure prisonnière. Il serait difficile d’imaginer un coup de théâtre plus digne de l’art primitif. Les personnages acceptent si simplement le rôle qui leur est confié, que l’auditoire ne songe pas à les quereller sur leur crédulité.

Adrienne est enchaînée au mur d’une prison. Par bonheur son geôlier laisse pénétrer jusqu’à elle les deux fils de Toussaint. Ici nous avons une scène de tendresse dont quelques parties pourraient nous émouvoir en toute autre occasion, mais nous laissent parfaitement froids, parce que la scène est trop longue, et surtout parce qu’elle n’est pas à sa place. Comment les fils de Toussaint ont-ils pénétré dans la prison d’Adrienne ? Comment ont-ils quitté le général qui les a ramenés ? L’auteur ne le dit pas, et le spectateur ne songe pas à le demander. Des soldats entrent pour arrêter les fils de Toussaint ; Adrienne est mise en liberté par son geôlier. Nous apprenons par quelques mots assez confus qu’Adrienne est fille du général Leclerc, qui, durant son premier séjour dans la colonie, a pris pour maîtresse une sueur de Toussaint. À quoi sert cette nouvelle complication ? Quel parti le poète en a-t-il tiré ? C’est un rouage parfaitement inutile. Ce péché de jeunesse mis au compte du général Leclerc ne hâte pas d’une minute la marche de l’action, n’ajoute pas au poème une parcelle d’intérêt.

Enfin nous sommes dans les mornes du Chaos. Toussaint, entouré de ses lieutenans, est résolu à vendre chèrement sa vie, si l’ennemi est assez hardi, assez habile pour arriver jusqu’à lui. C’est à ce moment-là seulement, à ce moment suprême, que le poète a placé l’entrevue du père et de ses enfans, et la lecture de la lettre du premier consul. Il y a dans cette scène des accens d’une incontestable vérité, qui perdent malheureusement la moitié de leur prix dans le déluge de mots qui les envahit. L’amour paternel est profondément senti, et l’auteur trouve pour le peindre des couleurs dignes du sujet. S’il savait s’arrêter à temps, s’il ne gâtait pas comme à plaisir ce qu’il dit de juste par ce qu’il dit de trop, il nous tiendrait suspendus à sa parole. Le père lutte long-temps, trop long-temps, contre le soldat ambitieux, et le triomphe de l’ambition sur l’amour paternel n’émeut pas l’auditoire comme il pourrait l’émouvoir, s’il n’était pas préparé de si longue main. Les caractères d’Albert et d’Isaac sont plutôt ébauchés que dessinés. L’amour filial n’est pas aussi bien rendu que l’amour paternel L’exclamation d’Isaac après avoir entendu la lettre du premier consul se concilie difficilement avec l’éducation qu’il a reçue en France. Isaac, familiarisé avec les sciences de l’Europe, ne peut avoir gardé les préjugés de sa race. Si tout à l’heure Toussaint nous étonnait en appelant le Christ le dieu des blancs, Isaac peut-il s’écrier : Bonaparte est un blanc, pour décider son frère Albert à ne pas retourner en Europe, à demeurer près de leur père ? Pour Isaac, qui a vu de ses yeux la grandeur,