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qu’à lui-même, pour agir plus librement, pour dégager de tout contrôle le pouvoir qu’il a conquis et qu’il veut garder, il n’est pas trop tard pour accepter ce qu’il a refusé : une escadre anglaise peut venir le délivrer. La paix d’Amiens ne sera pas éternelle, ce n’est qu’un armistice ; la France et l’Angleterre ne vivront pas long-temps en bonne amitié, et le vieux Toussaint, avec le secours d’une escadre anglaise, sera roi d’Haïti. Le lecteur devine, sans que je prenne la peine de l’indiquer, tous les développemens heureux, toutes les pensées énergiques, tous les mouvemens passionnés qu’un pareil thème fournit à la poésie.

Resté seul avec Isaac, Toussaint assemble un conseil de guerre. Puisque l’incendie du Cap, puisque les récoltes livrées aux flammes, puisque la dévastation et la stérilité n’ont pas suffi pour arrêter l’armée française, puisque les soldats noirs ne peuvent tenir en plaine contre les soldats européens, il ne reste plus qu’un parti : se réfugier, se retrancher dans les mornes du Chaos ; organiser dans ce dernier asile une résistance formidable ; embusquer dans les gorges, dans les ravins, des tireurs invisibles dont l’œil soit sûr, dont la main obéisse à l’œil, qui frappent et tuent sans que les rangs éclaircis puissent savoir où adresser leur vengeance. Que chacun des officiers appelés au conseil donne librement son avis ; qu’il indique les points à fortifier, les embuscades les plus sûres, les ravins les plus profonds, les plus escarpés, et que l’auditoire, en écoutant cette terrible délibération, comprenne qu’il s’agit pour Toussaint d’un dernier effort, d’un effort désespéré. Qu’lsaac, malgré les études paisibles au milieu desquelles il a vécu, se sente électrisé, et jure de mourir près de son père.

Enfin Toussaint est retranché dans son dernier asile, dans les mornes du Chaos. Cette forteresse, bâtie par la main de Dieu, semble éloigner non-seulement le danger, mais la pensée même d’un assaut. Quelle armée assez téméraire, assez folle, pour s’aventurer dans ces gorges dont l’œil n’aperçoit pas le fond ? Et pourtant le général Leclerc ordonne l’assaut. Repoussé plusieurs fois, il revient plus déterminé, plus rapide, plus audacieux. Toussaint et ses lieutenans se défendent comme des géans, comme des héros ; mais la discipline et le sang-froid l’emportent sur le courage et la colère. Toussaint essaie en vain de mourir les armes à la main, il est forcé de se rendre. Cette dernière partie de l’action semble appartenir au Cirque-Olympique, et pourtant je ne crois pas que la poésie dramatique doive la dédaigner. Qu’on se rappelle, en effet, l’admirable parti que Shakspeare et Schiller ont su tirer de pareilles données ; ils n’ont pas banni de leurs poèmes les évolutions militaires, et ils ont eu raison, car, si le tumulte d’une bataille convient mieux à l’épopée qu’au théâtre, il n’est pas impossible, au milieu même du fracas des armes, de laisser aux personnages toute leur grandeur, toute leur liberté. C’est pourquoi je pense que le poète