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que le régime des anciens colons, leur semblait plus facile à supporter, parce qu’ils obéissaient à un homme de leur couleur. Leur orgueil se trouvait flatté en voyant ce que la liberté avait fait d’un Africain, et ils subissaient sans murmurer l’autorité despotique de ce nouveau maître.

Les colons, rétablis dans leurs propriétés, bénissaient le gouvernement de Toussaint et ne s’étaient jamais sentis protégés plus efficacement. Loin d’appeler de leurs vœux l’intervention de la métropole dans le gouvernement de Saint-Domingue, ils ne souhaitaient, n’espéraient rien de mieux que la dictature qui avait ramené dans l’île la paix, la sécurité, la richesse. Qui pourrait jamais contenir d’une main aussi ferme quatre cent mille noirs et les obliger, tout en proclamant leur liberté, de travailler pour vingt mille blancs et vingt mille mulâtres ? Quel Européen saurait jamais faire ce que Toussaint avait fait ? Jamais la colonie n’avait été si prospère. En chassant les Anglais et les Espagnols, il avait donné à la partie française de nouvelles richesses. Aussi Toussaint était entouré de courtisans ; malgré sa laideur, malgré son âge, les blanches ne dédaignaient pas d’assister à ses fêtes.

Y a-t-il dans un tel personnage l’étoffe d’une composition dramatique ? Cette vie commencée dans la condition la plus infime, qui franchit un à un tous les degrés de l’échelle sociale, qui, après avoir connu le pouvoir souverain, l’ivresse du combat, l’orgueil de la victoire, va s’éteindre dans une forteresse sur une terre étrangère, n’offre-t-elle pas au poète tous les élémens d’intérêt, toutes les ressources qu’il peut souhaiter ? A ne prendre dans Toussaint que l’homme politique, on trouverait déjà dans la biographie que je viens d’esquisser rapidement de quoi émouvoir, de quoi étonner, de quoi enchaîner l’attention. Si on ajoute à ce que j’ai raconté la partie intime, que j’ai négligée à dessein pour montrer plus clairement la partie publique du personnage ; si, en regard de l’ambition qui a dominé toute la vie de Toussaint, on place l’amour paternel, que le premier consul avait appelé au secours de ses négociateurs pour soumettre le dictateur de Saint-Domingue ; si on jette dans les bras de ce soldat sexagénaire ses deux fils Isaac et Placide, envoyés en France, confiés au directoire comme des otages par le colonel Vincent et ramenés par le général Leclerc comme des conseillers, comme des messagers de paix, il me semble que les affections de famille opposées aux passions politiques, le père opposé au guerrier, à l’homme d’état, donnent au sujet une valeur nouvelle.

Avant de revoir ses fils, Toussaint s’était trouvé aux prises avec les affections de famille dans une circonstance moins cruelle, qu’il n’est cependant pas inutile de rappeler. Reconnaissant parmi les rebelles un de ses meilleurs lieutenans, son neveu Moïse, il n’avait pas hésité à