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La signature de la paix d’Amiens changea subitement la face des choses en rouvrant la mer aux navires français, elle remettait les colonies sous la main de la métropole. Toussaint avait trop de sagacité pour ne pas le comprendre, et, dès qu’il connut la paix d’Amiens, il sentit la nécessité de se préparer à la résistance. Il était le premier, il voulait rester le premier, et, malgré toutes les remontrances de ses conseillers, malgré tous les avertissemens de ses amis les plus dévoués, il était fermement résolu à ne rien céder de l’autorité qu’il avait conquise.

De quelle nature était cette autorité ? D’après plusieurs témoignages qui paraissent dignes de foi, elle était sans limites, et ne pouvait se comparer qu’à l’autorité des souverains de l’Asie. Il est arrivé à Toussaint, pour châtier la révolte, de désigner, d’appeler hors des rangs les soldats qu’il jugeait plus coupables que les autres et de leur commander d’aller se faire fusiller ; les soldats s’inclinaient en joignant les mains, et allaient recevoir la mort. Où trouver des exemples d’une telle soumission, si ce n’est en Orient, parmi les vizirs à qui le muet présente le lacet ? Qu’on ne s’y trompe pas cependant, l’autorité despotique de Toussaint n’était pas un caprice du hasard ; elle ne s’explique pas tout entière, comme on pourrait le croire, par l’incontestable supériorité de son intelligence comparée à celle de ses anciens compagnons d’esclavage devenus ses sujets ; elle reposait sur une base plus solide, sur la justice. Si Toussaint, en effet, se montrait sévère, rarement il se montrait injuste. Doué d’une force herculéenne, doublant sa force par la sobriété, par l’activité, dormant deux heures, faisant parfois quarante lieues à cheval dans une seule journée, il châtiait le crime contre les personnes ou les propriétés dès qu’il le connaissait, et cette vigilance prodigieuse donnait à ses arrêts quelque chose de surnaturel. Entre le crime et le châtiaient, il s’écoulait si peu de temps, que les nègres avaient fini par croire que le maître les voyait toujours, à quelque distance qu’il se trouvât. Il encourageait lui-même cette croyance par ses paroles. Il leur disait du haut de la chaire, en promenant sur son auditoire un regard impérieux : Je pars, mais n’oubliez pas que je laisse parmi vous mon œil et mon bras, mon œil pour vous surveiller, mon bras pour vous frapper. Pour ajouter encore au prestige de son autorité, Toussaint s’était composé une généalogie, il se disait petit-fils d’un roi de la côte d’Afrique, et cette généalogie, vraie ou mensongère, était acceptée par ses sujets comme une preuve de sa prédestination. Toussaint, en acceptant l’émancipation de la race africaine dans les colonies françaises, avait cependant obligé tous ses anciens compagnons d’esclavage à reprendre la culture des terres pendant cinq ans, leur assurant le quart des produits. Satisfaits de cette liberté nominale, les nègres étaient rentrés sous le joug, et le régime nouveau auquel Toussaint les soumettait, plus dur