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— Et, de fait, l’Espagne n’a-t-elle point déjà un pied en Afrique, et ne voyez-vous pas s’essayer, se nouer, se dénouer pour se renouer encore mille questions, mille litiges incertains avec le Maroc, qui pourraient amener une immixtion plus réelle, plus active de la Péninsule en Afrique, sinon la réalisation du beau rêve de l’orateur madrilègne ? Ainsi, sous ce rapport comme sous bien d’autres encore, dans le plan des choses contemporaines, pourrait naître pour l’Espagne un rôle nouveau, d’accord avec son génie, dicté par le sentiment rajeuni de ses traditions et de son originalité morale.

L’Espagne, aujourd’hui, sous l’impression des conflagrations européennes, a réussi à se créer une sécurité et une paix relatives qui ne la mettent point, sans doute, à l’abri de tous les malheurs. Lorsque, dans un coin du monde, quelques susceptibilités jalouses de princes ou de nations s’agitent et se choquent, un peuple désintéressé dans ces antagonismes peut se dire qu’il ne se laissera point atteindre. Quand un prosélytisme ardent d’idées politiques tend à rendre la lutte générale en engageant ce qu’on nomme les guerres de principes, la défense est plus difficile déjà et n’est point impossible encore pourtant. Quand c’est la crise douloureuse d’une civilisation tout entière qui éclate, quel peuple peut se promettre que ce poison qui voyage dans l’air ne va pas tout-à-l’heure descendre dans sa veine et brûler son sang ? Mais ce qui n’est point douteux pour tout esprit attentif, c’est que l’Espagne possède encore de singuliers élémens de permanence et de préservation dans les conditions morales et matérielles même de son existence. Le mal contemporain n’a point, pour se propager au-delà des Pyrénées, ce réseau de foyers industriels où s’engendre et se développe l’affreux cancer du paupérisme moderne ; il n’a point, pour favoriser son action dissolvante, les haines des classes ; il se trouve en présence de cette virilité intacte du caractère national que je signalais. Les élémens préservateurs pour l’Espagne, au fond, ce sont ses mœurs si décriées et si singulièrement peintes parfois, — ce sont ses mœurs, non sans doute par ce qu’elles ont de vicieux, d’incohérent et de facile à critiquer, mais par ce quelque chose de vierge, de spontané et de sincère qui s’y fait sentir et se révèle dans les inspirations supérieures du courage comme dans l’originalité ardente du plaisir. C’est aussi cet amour du passé qui fait partie du sentiment national et est une des formes idéales du patriotisme. Un peuple qui aime son passé est digne d’avoir un avenir. Cette force secrète des mœurs, cet amour du passé, c’est-à-dire ce sentiment de la vie traditionnelle et réelle, dont un peuple ne se dessaisit pas et qu’il retrouve en lui à l’issue des révolutions, est comme l’ancre invincible sur laquelle il s’appuie pour réparer ses désastres avant de reprendre le cours mystérieux de ses destinées.


CH. DE MAZADE.