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se croit maître de l’avenir. Il se trompe peut-être ; mais il se trompera encore bien plus, si vous essayez de modifier l’organisation du suffrage universel. C’est alors que vous l’entendrez crier et menacer ; c’est alors qu’il ne pourra plus être patient. Ainsi, dira-t-on, vous voulez provoquer le parti socialiste ? Non ; mais nous voulons que la société se défende. Si nous en sommes à ce point que tout ce qui est destiné à défendre la société soit une provocation au parti socialiste, il n’y a rien, selon nous, qui décèle mieux la gravité de la crise où nous sommes et l’urgence d’une initiative légale.

Au point de vue où nous nous plaçons, les lois nouvelles sur la presse et sur les clubs n’ont pas l’importance qu’on leur attribue soit en bien, soit en mal. La loi sur les clubs est, en général, approuvée dans la majorité. Elle ne confère pas au gouvernement des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux qu’il avait déjà ; seulement, elle les lui confirme. Dans les temps de crise, ces confirmations sont souvent nécessaires. Quant à la loi sur la presse, ou plutôt quant à la loi sur le timbre, elle a excité de grands dissentimens dans la majorité et de grands mécontentemens dans les journaux quotidiens qui soutiennent le gouvernement. C’est pour eux une question d’état, et nous concevons l’importance qu’ils y attachent ; mais ce ne sera pas pour eux une question de cabinet et de gouvernement : voilà ce qui est certain et ce qu’il est bon de constater.

Quant aux journaux du parti socialiste, qui déclament contre la loi et qui prétendent qu’on veut par là aristocratiser la presse, nous serions tentés de les prendre au mot et de faire un éloge à la loi de ce dont ils lui font un reproche. Oui, si nous avions un gouvernement stable et régulier, si nous revenions, sauf la forme du gouvernement, à l’état politique de la France de 1823 à 1830, ou de 1835 à 1848, oui, nous aimerions mieux une presse aristocratisée par les frais mêmes de son établissement et de son maintien qu’une presse démocratisée outre mesure par le bon marché et par le rabais ; nous aimerions mieux quelques grands journaux de l’opposition que beaucoup de petits. Les temps où il y a de grands journaux sont ceux où il y a aussi de grands partis régulièrement organisés, ayant un esprit de suite, un système, une doctrine ; ce sont des temps politiques. Les temps, au contraire, où il y a beaucoup de petits journaux sont des temps où il y a des factions et des émeutes, des temps agités et stériles, des temps révolutionnaires. Autre raison qui nous fait préférer la grande presse à la petite, la qualité des journaux à leur quantité, c’est que nous croyons qu’il est bon que les journaux ne soient pas trop bon marché. On va se récrier ; on va dire que nous voulons évidemment diminuer le nombre des lecteurs : notre raison a quelque chose de plus particulier, et qui tient de plus près à l’honneur et à la dignité de la presse. Il est important, selon nous, que les journaux soient vendus ce qu’ils coûtent. Quand le journal est vendu ce qu’il coûte, ce qui est la règle dans tous les commerces, il n’est pas tenté de chercher, pour se soutenir, des moyens étrangers à l’art d’exprimer ses pensées et au devoir de défendre ses convictions politiques.

Quant à nous, quelque bruit qui se fasse autour de la loi sur la presse, nous ne sommes pas disposés à nous associer pour le moment à cet émoi. Ce n’est pas dédain ni indifférence, à Dieu ne plaise, c’est seulement préférence de notre part pour une loi sur l’organisation du suffrage universel, loi que nous trouvons plus nécessaire et plus urgente que les lois récemment proposées.