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qui les animent, il n’y a pas de vérité. Oui, sans doute, chaque parti doit parler son langage ; mais il faut cependant que le poète manifeste sa prédilection pour tel ou tel personnage. Tout en laissant à chacun la libre expression de sa pensée, il peut désigner clairement le personnage qu’il préfère. En poésie, il n’y a pas de préférence sans sacrifice. M. Ponsard n’a-t-il pas méconnu cette vérité tellement évidente qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée ? A-t-il sacrifié les montagnards aux girondins, ou les girondins aux montagnards ? Malgré le meurtre de Marat, poétiquement parlant, la montagne n’est pas sacrifiée, car Robespierre, Danton et Marat confessent leur foi comme des apôtres en possession de la vérité. La gironde n’est pas sacrifiée, car Barbaroux adresse à la montagne les invectives les plus sanglantes, il la flétrit avec l’indignation la plus énergique. Si bien que M. Ponsard, pour avoir voulu contenter tout le monde, n’a contenté personne.

Le style, ai-je dit, manque d’unité. Faut-il essayer de prouver cette dernière affirmation ? Dans la conversation politique engagée chez Mme Roland, le langage des interlocuteurs n’est guère que de la prose rimée. Pas une image, pas une comparaison qui élève la pensée au-dessus de la réalité. Supprimez la rime, et vous aurez le langage de la tribune ou des journaux. Dans la scène des faneuses, le style s’élève, mais à quelle condition ? C’est le style de l’élégie ou de l’idylle plutôt que le style dramatique. Dans l’entrevue de Barbaroux et de Charlotte Corday, troisième forme de style, que j’ai déjà caractérisée. Enfin, dans la scène des triumvirs, nous avons le style cornélien. J’admire sincèrement l’énergie, la franchise, la familiarité empreintes dans cette scène. Pourtant, comme en poésie l’originalité est la première, la plus précieuse de toutes les qualités, tout en reconnaissant que M. Ponsard n’a jamais rien écrit qui surpasse ou même qui égale cette scène, je regrette que cette dernière forme de style n’appartienne pas en propre à l’auteur de. Charlotte Corday. Si le style de Pierre Corneille convient mieux au théâtre que le style d’André Chénier, la critique ne doit pas cependant mettre l’imitation la plus heureuse, la plus habile, la plus savante, au même rang que l’originalité. Le style, pour mériter une approbation sans réserve, doit puiser sa raison d’être dans la pensée même de l’auteur ; et quoique le public ne soit pas juge compétent dans les questions de style, il en tient grand compte à son insu. Il ne devine pas, il ne cherche pas à savoir de quels élémens se compose la trame du langage ; mais la diversité des styles employés dans un même ouvrage distrait son attention sans qu’il s’en aperçoive, et l’auteur porte la peine de cette distraction. C’est pourquoi M. Ponsard fera bien d’employer pour son prochain ouvrage un style qui lui appartienne ; qui n’appartienne qu’à lui seul ; c’est l’unique moyen de conquérir une solide renommée.


GUSTAVE PLANCHE.