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parfois un enjouement railleur que la passion ne permettrait pas. Quant à la lettre de Charlotte à son père, c’est d’un bout à l’autre le langage d’une Romaine ; il est difficile d’imaginer plus de simplicité dans la grandeur. Si l’ame de la jeune fille se sent un instant ébranlée en songeant aux larmes que son père va répandre, elle reprend bien vite son courage et sa vigueur au spectacle de la France délivrée. Elle parle à son père comme une fille qui sent couler dans ses veines le sang de Corneille, le sang d’Émilie.

Une ame ainsi faite, ainsi douée, préparée aux actions héroïques par le commerce familier des ames les plus mâles de l’antiquité, n’est pas, à coup sûr, un champ stérile pour la poésie dramatique ; mais si Charlotte n’a jamais aimé, d’où viendra le combat ? d’où naîtra la péripétie ! Si elle a pu dire à Barbaroux, dire à son père : « Ne pleurez pas ma mort ; pourquoi me pleurer ? qu’ai-je à regretter ? ma nature, je le sens, ne m’appelait pas au bonheur ; » si, pour armer son bras du poignard, pour se résoudre au sacrifice de sa vie, elle n’a pas à consommer dans son cœur un premier sacrifice ; si elle n’a pas de lutte à soutenir, pas de bonheur à immoler, comment se nouera l’action ? Cette question, je l’avoue, a quelque chose de décourageant, et pourtant je crois qu’il n’est pas impossible de la résoudre victorieusement. Si Charlotte, en effet, n’a jamais aimé, si elle a ignoré la seule passion qu’elle ait jamais inspirée, l’amour enthousiaste, la mystique adoration qu’Adam Lux devait sceller de son sang ; si elle a rencontré sans émotion les regards ardens qui l’ont suivie jusqu’au pied de l’échafaud, ne croyons pas qu’elle ait quitté la vie sans déchirement. Elle avait pour son père, pour ses soeurs, pour sa vieille tante, une tendre affection ; chaque fois qu’elle prenait un enfant sur ses genoux, qu’elle passait la main dans sa blonde chevelure, ses yeux se mouillaient de larmes involontaires ; son cœur, que la passion n’avait pas troublé, songeait, à son insu, aux joies de la maternité. Belle et n’ayant pour dot que la pauvreté, quoique jamais aucune plainte ne soit sortie de sa bouche, sans doute elle ne voyait pas sans une secrète amertume ses amies de couvent échanger leur nom contre le nom d’un homme préféré. Malgré les consolations stoïques adressées à son père, tous les témoignages s’accordent à nous montrer Charlotte Corday comme une femme faite pour comprendre, pour aimer la vie de famille, pour jouir pleinement du bonheur que donne le foyer domestique. Si l’héroïsme a triomphé dans son cœur, le triomphe n’a pas été obtenu sans combat, sans blessure ; plus d’une fois les affections humaines ont élevé la voix avant de consentir à s’immoler. Eh bien ! c’est dans cette lutte intérieure que le poète doit chercher les principaux développemens de l’action dramatique, et cette lutte est assez vive, assez cruelle pour offrir tous les élémens d’une véritable péripétie.