Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est permis d’ouvrir devant nous l’ame toute romaine qui a conduit le bras de Charlotte Corday. C’est là la vraie tâche du poète dramatique. Certes, il ne faut pas négliger de nous montrer, de nous peindre à grands traits l’état de la France six mois après la mort de Louis XVI ; toutefois ce serait s’abuser étrangement que de subordonner la conduite de Charlotte Corday au tumulte des factions ; le drame ainsi compris descendrait fatalement à des proportions mesquines ; la jeune fille héroïque ne serait plus qu’un instrument aveugle entre les mains du hasard. Pour que Charlotte nous intéresse, nous émeuve, nous frappe d’admiration et d’épouvante, il faut qu’elle domine l’action générale du poème ; il faut que tous les événemens trouvent dans son ame généreuse, non pas seulement un écho plus ou moins retentissant, mais un juge sévère ; à cette condition, le drame s’agrandit., et l’héroïne, bien que placée près de nous dans l’ordre des temps, que nos pères ont vue marcher au supplice, se transfigure, et, d’un battement d’ailes, s’élève jusqu’aux régions les plus sereines de la poésie.

Charlotte avait vingt-cinq ans lorsqu’elle conçut le projet de délivrer la France en poignardant Marat. Privée de sa mère par la mort, séparée de son père et de ses sœurs par la pauvreté, éloignée de ses frères qui servaient dans l’armée des princes, confiée aux soins d’une vieille tante, c’est-à-dire livrée à elle-même, Charlotte avait grandi dans la solitude et l’indépendance. Ne consultant pour le choix de ses lectures que sa seule volonté, quittant, reprenant ses études sans recevoir jamais ni conseil ni réprimande, elle se nourrissait de Corneille, dont la sœur était son aïeule, de Plutarque, dont les mâles récits la charmaient, de Raynal, dont les principes généreux enflammaient son cœur. Ainsi, quand la montagne commença contre la gironde cette bataille furieuse qui devait coûter tant de sang à la France, Charlotte s’était déjà préparée depuis long-temps au sacrifice de sa vie ; sans savoir encore de quel côté se tournerait son dévouement, elle éprouvait le besoin impérieux de se dévouer. Et comme les passions qui agitent le cœur des jeunes filles se taisaient en elle, comme sa vie solitaire n’avait pas été troublée par les rêves enivrans de l’adolescence, son ardeur de sacrifice devait naturellement s’adresser à la patrie. MM. de Belzunce et de Pontécoulant ne paraissent pas avoir inspiré à Charlotte un sentiment plus tendre que l’amitié. Son ame appartenait tout entière à la France quand les girondins fugitifs vinrent à Caen chercher un asile et des vengeurs. Le cœur de Charlotte s’est-il attendri pour le plus beau, le plus courageux des girondins, pour Barbaroux ? En lisant la lettre qu’elle lui écrivait la veille de sa mort, il n’est guère permis de le penser, car cette lettre, charmante au début, grave et solennelle dans les dernières lignes, ne trahit aucun regret, aucun regret du moins qui porte l’empreinte de la passion. Il règne dans toute cette lettre une sérénité et