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paisibles habitans de New-York, en passant dans la rue de Nassau, virent flotter au-dessus des bureaux du journal le Sun un immense drapeau formé de cinq bandes horizontales, trois bleues et deux blanches alternées ; près de la hampe était un triangle rouge ayant au milieu une étoile blanche. Sur les bandes blanches du drapeau étaient écrits ces mots : République libre de Cuba. Le même jour, le Sun faisait distribuer dans New-York un numéro qui débutait par un article de quinze lignes imprimées en grandes capitales, avec les points d’exclamation obligés et toutes les fioritures typographiques dont les journaux américains ornent leur première page, quand ils ont une nouvelle importante et qu’ils veulent, amorcer les acheteurs. Cet article annonçait que le général Lopez venait de partir pour arracher Cuba au joug espagnol, que tous les navires de l’expédition avaient réussi à mettre à la voile, et devaient croiser en ce moment sur les côtes de Cuba ; que la vigilance des agens espagnols et des ennemis de la liberté de Cuba avait été déjouée par l’admirable organisation de l’entreprise ; que Lopez se bornait à faire savoir à ses amis que tout allait bien, mais que les prochaines nouvelles feraient connaître le succès complet de l’expédition.

L’apparition de cet article causa une grande rumeur dans New-York. Les confrères du Sun n’hésitèrent point à déclarer sa nouvelle fausse, et l’accusèrent d’inventer une expédition contre Cuba, comme, il y a dix ans, il avait inventé l’existence des habitans de la lune. Cependant des lettres de la Nouvelle-Orléans apprirent que le général Lopez s’était en effet embarqué le 8 mai, dans cette ville, avec plusieurs centaines d’hommes, et que le consul d’Espagne avait inutilement offert six mille dollars au capitaine de navire à vapeur qui voudrait porter une lettre à la Havane. Les journaux de Washington arrivèrent avec la nouvelle que le président, au sortir d’une entrevue avec le ministre d’Espagne, M. Calderon de la Barca, avait envoyé chercher au temple, au milieu de l’office divin, malgré la solennité du dimanche, le ministre des finances, M. Meredith, et avait réuni son conseil de cabinet, à la suite duquel des ordres avaient été expédiés à toutes les autorités maritimes de l’Union. Ils publiaient en même temps une proclamation du président, flétrissant en termes énergiques la tentative dirigée contre Cuba, et sommant tous les bons citoyens d’y mettre obstacle.

Le doute n’était plus possible, et l’incrédulité fit place à une sorte de stupeur. Les révélations d’ailleurs affluaient. On se souvint alors qu’à plusieurs reprises des aventuriers armés s’étaient rassemblés à Long-Island, en face de New-York, et s’étaient embarqués pour la Californie, que de nombreuses acquisitions d’armes et de munitions avaient eu lieu avec la même destination apparente. On apprit que, pendant les deux semaines précédentes, plusieurs navires avaient quitté la Nouvelle-Orléans à destination de Chagres, emportant de nombreux émigrans, mieux pourvus d’armes que de marchandises ou d’argent, et qui, sous prétexte de se rendre à Panama, s’étaient sans doute fait transporter à un lieu de rendez-vous ignoré. Un journal de la Nouvelle-Orléans, le Delta, tout-à-fait favorable à l’expédition, le Sun de New-York, qui s’en était déclaré l’organe officiel, un journal espagnol de la même ville, la Verdad, plein d’une orgueilleuse confiance, multipliaient les détails. Le Delta, pour donner une idée du mystère et de l’habileté avec lesquels toute l’entreprise avait été conduite, racontait que plus d’une fois un navire destiné à faire partie de l’expédition était