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Mme  D’ERMEL.

Vous êtes trop aimable, vraiment !

JACOBUS.

Je ne parle que pour moi, madame… Voyons, de quelle bonté providentielle ce vieillard que vous avez sous les yeux est-il le vivant témoignage ? Regardez-moi, et répondez.

Mme  D’ERMEL.

Regardez-vous vous-même : voilà une glace.

JACOBUS, très exalté.

J’y consens… je me regarde… Que vois-je ? une image dont chaque trait déplorable atteste une victime et dénonce un bourreau !… Je vois la vieillesse, la vieillesse hideuse à elle-même et aux autres, caricature douloureuse, trouble-fête ridicule et sinistre, spectre tremblant que la vie importune et que la mort épouvante ! Mais ce que je ne puis voir dans votre glace, madame, c’est le sombre cortège de chagrins et de misères qui se cache au fond de ces rides, comme une troupe d’oiseaux funèbres dans une ruine. Ce sont les infirmités sans remède, sans espoir, unique distraction du vieillard dans sa veille sans trêve ! Parlez donc, madame ! dans lequel des attributs de son âge ce paria bénira-t-il le doigt d’une Providence ? Il est seul ; la terre qu’il foule est pleine des dépouilles de tout ce qui lui fut cher ; il traîne son fardeau à travers des tombes, cherchant la sienne et frémissant de la trouver ! La nature pour lui n’a plus que des aspects flétris, des soleils sans chaleur, des printemps meurtriers. Encore une fois, madame, de quoi remercierons-nous Dieu dans l’état où nous voilà, grâce à sa bonté ? Est-ce de nous avoir épargné des enfans ? Soit ! nous ne verrons pas du moins des fils bien-aimés épier à notre chevet le travail de la mort et presser du regard sa main trop tardive… dernière couronne réservée à ce long martyre, coup de grâce habituel qui termine ce châtiment révoltant d’un crime inconnu… la vie humaine !

Mme  D’ERMEL.

Et après ? est-ce tout ? Mais non, vous ne laisserez pas à moitié une œuvre si généreuse ; n’êtes-vous pas mon ami ? en bien ! prouvez-le donc tout-à-fait ! Achevez de démontrer à une femme qu’elle a égaré ses pas dans les sentiers étroits, qu’elle a perdu toutes ses larmes dans ce laborieux pèlerinage dont son pied touche le terme ! Croyez-vous qu’il suffise de si peu de paroles pour décourager cinquante ans de lutte, de douleur, d’espérance ? Non ! non ! achevez… ou plutôt, tenez, Jacobus, faites mieux, demandez-moi pardon, et prenez ma main.

JACOBUS, sèchement.

Quand vous m’aurez mieux fait comprendre, madame, mon crime ou mon erreur…

Mme  D’ERMEL, se levant.

Ah ! ce mouvement de fierté vient à point pour me rappeler que jamais faiblesse de femme ne fut payée d’autre monnaie que d’ingratitude. Maintenant je vous donne ma parole que vous ne repasserez jamais, moi vivante, le seuil de cette maison, si avant d’en sortir vous ne me demandez pardon, et j’ajoute à genoux.