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perversité. C’est faire beaucoup trop d’honneur aux Robespierre et aux Marat eux-mêmes que d’expliquer leur conduite par l’ambition ou l’orgueil. Eussent-ils eu dix fois plus d’ambition et de vanité, ils n’auraient pas fait ce qu’ils ont fait s’ils avaient pu prévoir que l’unique résultat de leurs œuvres devait être pour eux une mort violente, pour leurs tentatives une défaite honteuse, pour leur mémoire le sort réservé aux étourderies qui ont fait leur temps. Les fautes de nos pères sont venues, non de ce qu’ils avaient en eux, mais de ce qui leur manquait ; les nôtres viennent de la même cause. Il ne nous a pas été donné de voir les dangers contre lesquels nous protégeait l’autorité. Aussi avons-nous le suffrage universel, ou plutôt nous avons croyance au suffrage universel, car c’est là le véritable péril. Eût-on supprimé la loi qui le consacre, la croyance resterait pour reparaître un jour ou l’autre à l’état de fait, et je crains fort que, pour nous guérir, il ne faille que le suffrage universel lui-même nous montre, à l’œuvre, ce qu’il peut faire. Dieu a bien pris ses précautions : afin que les folies n’eussent pas la vie trop longue, il a voulu qu’elles portassent infailliblement leurs conséquences. Fasse le ciel que nous n’ayons pas besoin d’une trop rude leçon et que nous puissions en profiter !

En tout cas, si nous avons péché, il faudra certainement que nous nous amendions pour être tirés de peine : nulle forme ancienne ou nouvelle de gouvernement ne nous dispensera de cette nécessité. Sans doute le système représentatif est plein de périls, nous l’admettons avec M. Carlyle ; il exige des aptitudes qui ne sont pas accordées à tous les peuples. Quand les secrets de l’état sont constamment mis à nu, quand toutes les questions sont soumises à des débats publics, la discussion ne saurait entraîner que haines et commotions partout où les discuteurs commencent par rêver l’irréalisable, et se font ensuite une règle d’attaquer à outrance tout ce qui n’est pas leur impossible idéal. Pour le gouvernement représentatif, comme pour le ciel, il y aura donc probablement beaucoup plus d’appelés que d’élus ; mais ce qu’il y a de plus probable encore, c’est que notre seule chance de prospérer est de nous façonner à ce régime. Quoi qu’en dise M. Carlyle, l’Angleterre « n’apprendra pas à vivre au monde une seconde fois. » Les peuples, comme les hommes, ne parcourent qu’une carrière. Si l’Angleterre, la France et l’Allemagne sont entrées dans la voie libérale, ce n’est point par l’effet d’un caprice : leurs institutions sont sorties de leurs besoins, de leurs tendances, et le jour où l’une de ces nations n’aurait plus en elle la somme nécessaire de prévoyance ou de patience, les ressources qui peuvent seules parer aux dangers d’un tel genre de gouvernement, ce jour-là, elle irait prendre place à côté de l’Égypte, de la Grèce ou de l’Italie, dans la grande nécropole des peuples qui ont fini leur journée.


J. MILSAND.